Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Ma voix

31a-ma voix le suis très intéressé ces temps-ci par la nature de la propriété humaine la plus caractéristique, la vanité. Je prends des notes, j’observe les gens.

Cela deviendra un livre un jour. Une étude théorique exhaustive, un miroir fidèle de la vanité humaine piètre et ridicule. Cela donnera un livre brillant. Il aura un énorme succès. Évidemment, puisque mon portrait brillera sur la couverture. Et quelques lignes manuscrites. Vous imaginez.

Depuis que je m’amuse de cela, presque chaque jour je me surprends in flagranti à de menues vanités que jusque-là je n’aurais même pas remarquées. C’est d’autant plus étonnant que ces dernières années, pour m’aider à oublier certains revers de fortune et des souffrances, j’avais tendance à me persuader qu’ils m’avaient au moins débarrassé de toute vanité, cette vanité sensible étant déjà en soi la source de la plupart des souffrances.

Mais la chose n’est pas si simple.

J’ai raconté un jour comment je m’étais surpris à épier un lecteur de journal dans le tram, pour savoir si mon article lui plaisait.

C’est peu de chose en soi, tout le monde trouverait cela naturel, aurait fait de même ou serait enclin à le pardonner à d’autres.

Il existe des vanités plus subtiles dont le repérage nécessite une certaine expérience.

Un cas pris au hasard. Quand je suis tombé dessus, je l’ai aussitôt noté pour ne pas l’oublier.

Téléphone.

Fausse communication.

Je ne dis pas mon nom, je demande qui est à l’appareil.

La personne me retourne froidement la question : qui je suis, moi ?

Déjà ça ne me plaît plus.

Je m’emporte légèrement, je lui fais la leçon : c’est lui qui doit se présenter. Il s’emporte également et rejette ma leçon.

Je deviens furieux. Je hurle :

- Comment osez-vous me parler sur ce ton ?

À moi !

À moi dont il ignore qui je suis, puisque je n’ai pas voulu me dévoiler. À moi – qui n’existe pas pour lui !

Que représente ici l’amour-propre de l’expression : à moi ?

Rien. Une simple voix. Tout ce qu’il connaît de moi, se trouve dans le combiné du téléphone qu’il tient près de son oreille.

C’est de cette voix que je suis tellement fier, c’est à elle que je m’identifie, c’est pour elle que j’exige hommages, respect et prosternation, tel Gessler qui avait exigé qu’on salue son chapeau suspendu.

Oui bien sûr – ma voix !

De cette voix, de cette seule voix, il devrait sentir et savoir quel être exceptionnel et merveilleux se cache derrière.

J’ignorais cela jusqu’alors. Que je suis vaniteux de ma voix.

Je le sais maintenant. J’apprends de plus en plus.

Je suis un vrai savant.

 

Pesti Napló, 17 mai 1933.

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