Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE SONDEUR DE L’ÂME

Décès de Sándor Ferenczi

Après déjeuner j’ai plongé dans le sommeil, j’avais demandé à la bonne de me réveiller suffisamment tôt pour que je puisse arriver à temps à l’enterrement de Sándor Ferenczi. Elle a manqué de me réveiller, mais ça n’a pas tenu à cela – si j’avais voulu y aller, je me serais réveillé tout seul. En regagnant mes esprits, mais encore dans le brouillard d’un demi-sommeil, mon regard effrayé jeté sur la pendule a encore trouvé là, à la place de la grande aiguille, le doigt avertisseur du mort, son sourire doux et intelligent, ses yeux caressants qui me demandaient : pourquoi avais-tu peur d’assister à mon enterrement ? Voyons, où s’est coincée l’arête du poisson ? Dans ta gorge ou plus en profondeur quelque part ?

Car il disséquait l’âme comme seuls les plus grands chirurgiens dissèquent le corps : moyennant une insensibilisation parfaite, les gestes adéquats, précis, d’une dextérité avec laquelle on doit être né, que l’on ne peut pas apprendre. On a parfois reproché aux médecins guérisseurs de l’âme sous la bannière de Freud d’introduire eux-mêmes l’agent infectieux dans l’âme pendant le traitement (à l’instar des obstétriciens antérieurs à Semmelweis, dans le corps des femmes en couche) ; cette accusation ne pouvait en aucune façon atteindre Sándor Ferenczi. Je suis témoin de la méthode parfaitement hygiénique qu’il employait, en ouvrant la plaie purulente, en extrayant de l’âme la tumeur prête d’elle-même à sourdre (il ne faisait qu’accepter ses patients, il ne les a jamais sollicités) ; le processus lui-même, la purification de l’âme, se déroulait par un cheminement naturel, dans le moderne fauteuil de confession de la religion dominante que cette nouvelle science tente de s’approprier dans un recueillement quasi-religieux et, reconnaissons-le, une conviction sincère.

 

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Malgré son aménité pastorale et sa sagesse, cette comparaison bon marché ne lui ferait pas plaisir – et il aurait raison. Sándor Ferenczi était un médecin né, un médecin de l’âme. Je suis persuadé que si le grand Enseignant Sigismond Freud n’était pas né, et s’était fait attendre encore un siècle, Sándor Ferenczi se serait approché tout seul, sans son idéal, son maître et son ami, tout au moins dans la thérapie, de la source des blessures psychiques par une voie quelconque très similaire. L’admiration du disciple authentique, du premier disciple (et c’était le cas de Ferenczi) pour le maître, sa façon de, pour ainsi dire, découvrir son maître, n’est pas une rencontre de hasard. C’est la rencontre d’âmes sœurs, d’âmes de même rang ; et le jeu du hasard a seulement fait que l’un a précédé l’autre dans le temps (pensons à l’apôtre Paul !), c’est pourquoi le disciple n’est pas seulement divulgateur et propagateur, mais aussi continuateur et parachèvement de son maître : parfois c’est lui qui donne une forme simple et accessible à l’enveloppe extérieure du grand Enseignement, nécessaire pour conquérir le monde – ce que le découvreur a clamé, exprimé, cela prend dans sa bouche un sens général et devient communication.

 

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Dans le cas de Freud, ce n’était pas nécessaire. Le maître est un brillant styliste lui-même, pareillement virtuose de l’expression et de la communication, il a transmis sa découverte sous une forme raffinée et châtiée à la hauteur de la nature du sujet : même en cela il montrait l’exemple à ses disciples. Pour Sándor Ferenczi la méthode d’investigation de l’âme était donnée, en forme et en contenu, telle une moderne exploitation minière, avec ses grues et ses foreuses diamantées, l’accès confortable avec des ascenseurs vers les tailles déjà explorées. Il pouvait expérimenter son talent sur un terrain digne de son ambition, c’est ce qu’il a fait – plutôt que s’associer à une primitive dépendance secondaire de sectaires et de réformateurs précoces, de concourir pour la primauté à Utique, il est resté fidèle à son maître, pour rester son second à Rome. Au lieu d’une douteuse poursuite de la construction, il a accepté le plus difficile : forer plus profondément sur le terrain strictement délimité, que la baguette magique du génie avait dessiné, encourageant l’entrepreneur vaillant de la promesse de trésors inconnus.

 

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C’est ainsi que son nés ses essais sur des questions de principe, et surtout son livre passionnant, particulièrement pour moi, Catastrophes dans la vie sexuelle[1], légitimation scientifique de la vision de Capillaria, dont les conclusions osées et surprenantes ont fait hocher la tête chenue de Freud avec grande affection, mais prudence (Ferenczi, lui-même l’a rapporté en souriant). J’ai moi-même souvent eu recours à ce livre dans les joutes de plaisanteries visant les transgressions, plus avec les câlins de l’affection qu’avec le fouet de l’impatience (comme si je n’étais pas celui qui attendait le plus, dans les tréfonds de mon âme, l’examen approfondi des transgressions et paradoxes de la vérité finale). Ferenczi savait parfaitement cela : dans notre amitié de vingt ans, durant nos conversations intimes, nous nous taquinions souvent comme cela, et une fois seulement il m’a accusé de déloyauté (sur une question de principe, dans les colonnes de Nyugat), en fait ce chercheur authentique et passionné des secrets de la vie avait plus d’estime pour la critique compréhensive que pour l’admiration aveugle.

 

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Nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois il y a quelques semaines, rue Kelenhegyi. Il promenait son chien, le soleil brillait timidement, il souriait, nous avons échangé quelques mots à propos de nos chiens. Ceux qui ont beaucoup à dire sont généralement pudiques, ce sont les dilettantes qui compromettent l’art noble de la conversation, il n’y a que le perroquet et le gramophone qui parlent continûment. Mais avant de nous séparer il a fait une remarque paraissant insignifiante, qui m’a longtemps fait réfléchir : comme sous l’effet d’une impression éphémère, il m’a dit que je ressemblais à quelqu’un dont il savait que je le prenais pour mon contraire en caractère et en conception de la vie.

 

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La Psychanalyse s’est construite, solidement et fermement, sur la logique des contraires, telle un toit sur des poutres croisées. Ces apôtres de l’équivalence des contraires nomment cette dualité l’ambivalence, et ils n’ignorent pas que leur travail d’éclaircissement construit et démolit en même temps ; elle nous prive de la dernière idole qui nous restait après les idoles religieuses, la foi en la fiabilité de la conscience de soi, démontrant que nous ne voulons pas ce que nous pensons. En échange elle fait miroiter un nouveau monde sous une lumière spectrale : le Hadès de notre âme, le Mystère.

 Notre effort s’attache à des questions éternelles, comme tous les grands efforts de la raison humaine. Finalement eux aussi clament une sorte de Loi mystérieuse, tout comme les mythes. La Prédestination, le Destin et la Fin – la différence réside seulement en ce que la religion protège par l’extérieur et par-dessus un enchevêtrement compliqué de cordes et de fils de fer, qui transporte l’homme inexorablement du berceau jusqu’au cercueil ; les psychanalystes, eux, ont découvert au tréfonds de notre être les forces directrices, et il reste l’essentiel, ce qui nous arrive ne dépend pas de nous, tout au moins pas de l’unique qui nous intéressait sur cette terre, la compréhension du Moi Conscient, ses désirs et son amour.

 

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Sándor Ferenczi était un peu la conscience de cette génération : croyants et détracteurs, aucun ne peut négliger le Fait qu’il est passé parmi nous, il nous a enseignés, il nous a éduqués. Et maintenant, détracteurs et croyants, nous regardons derrière lui, émus et désemparés : Esprit qui t’est tu, Esprit avec lequel nous parcourions le monde souterrain, n’as-tu rien à dire sur ce Troisième État, cette Troisième Possibilité, où l’Âme devient une avec la matière dont elle provenait ?

 

Pesti Napló, 28 mai 1933.

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[1] Il s’agit de Thalassa (1924)