Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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paix dÉcennale

On dirait que ça va marcher.

Hier on avait l’impression que tout était fichu.

Aujourd’hui de nouveau les chances augmentent.

Les grandes puissances vont signer une paix décennale.

Le jour de la signature n’est pas encore fixé, cela pourra se faire si tout va bien le premier ou le cinq juin prochain.

Pour dix ans.

Éventuellement, si tout ne va pas sans problème, pour cinq ans seulement avec l’attendu que dans les mêmes conditions, intérêts déduits, dans cinq ans le traité pourra être prolongé.

C’est toujours mieux que rien !

Trois ans de paix c’est mieux que rien, un an de paix aussi, quinze jours de paix aussi.

Mais supposons qu’elles signent la paix pour dix ans, quel sentiment majestueux de nous trouver tranquilles pour dix ans, sans penser à la guerre, jusqu’au terme du traité.

Nous vivons une époque magnifique, avec ces traités. Autrefois ce genre d’affaires se déroulait dans le désordre, ce qui empêchait de conclure des projets sérieux. Prenons le cas par exemple de la guerre de trente ans, elle n’a été nouée que par un truc oral, personne ne pouvait prévoir sa durée précise qui n’est devenue apparente qu’après coup.

Nous avons d’ailleurs fait la récente guerre mondiale aussi avec une superficialité médiévale de cet ordre.

Tout ceci est dépassé maintenant.

Nous aimons nous donner des délais. Plan quinquennal, bail commercial de six ans, paix décennale.

Le monde a été mis en ordre. Chacun a les moyens d’y veiller, pour savoir à quoi s’en tenir. Maintenant par exemple, si cette paix décennale est signée, mettons le cinq juin, nous aurons huit ans à compter de ce jour-là pour régler les affaires qui nécessitent absolument la paix : nous aurons toujours les deux dernières années où nous pourrons confortablement nous préparer, tel un lycéen avant le bac, à la guerre qui commencera donc le cinq juin mille neuf cent quarante-trois. Celle que se livreront, l’expérience l’a montré, pour quatre ou éventuellement huit années, les États consensuels de l’Europe.

Il serait temps au demeurant d’étendre l’ordre contractuel également au droit privé.

"Fidélité éternelle", "par la grâce de Dieu", "plus jamais", "à vie" – sont des termes caducs et dépassés.

Dans un mariage il suffirait amplement de se jurer fidélité pour une année voire dix-huit mois. Un contrat de fidélité.

Les médecins devraient guérir avec une garantie de six mois.

Pas besoin non plus de jeter les cambrioleurs et les assassins tout de suite en prison. L’État devrait conclure avec eux un contrat stipulant qu’ils ne feraient de mal à personne pendant cinq ans, et ce délai écoulé ils devraient se présenter soit à la maison d’arrêt, soit sous la potence.

Nous passerons à l’examen des termes du projet de contrat à signer avec les lions et les punaises à une date ultérieure.

 

Az Est, 2 juin 1933.

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