Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

LA BOUCHE ÉLOQUENTE

Poésie et politique

43-la bouche éloquente lntervenir, donner son avis, changer peut-être le cours des choses par des mots intelligents et clairs. Ah, ça donne déjà une idée à l’écrivain ; nous avions autrefois supposé que ce serait sa vocation. Ce qui reste : le gentil amusement privé et innocent, une sorte de collection d’insectes, piquer des bizarreries avec des épingles, les insectes des pensées, des idéaux et des opinions extravagants ; ils germent en si grosse masse dans le monde d’aujourd’hui que c’est la pensée normale, raisonnable qui devient une rareté, et en tant que telle, ne peut affronter la compétition dans le fourmillement archaïque de l’entremêlement des pensées ; défendre son avis - ça ne vaut pas la peine !

 

*

Mot intelligent, avis formulé, discussion, concertation - nous avons pu voir, les enfants, ce que ça a donné. Je devrais être un mille-pattes si je voulais compter sur mes doigts combien de conférences mondiales sont parties à vau-l’eau depuis le "traité de paix", avec le même résultat que ceux de la dernière à Londres, autant de négociations d’importance primordiale, avec la vocation de décider et de prendre des résolutions, entre les plus éminents représentants des pays de l’Europe triés sur le volet. Ils ont parlé, sont intervenus, ont débattu, se sont concertés - ils ont fini par se mettre d’accord qu’en hiver il fait froid et qu’en été il fait chaud, et ils ont décrété qu’on n’y pouvait rien. Ensuite ils sont tranquillement rentrés chacun dans leur pays pour continuer de gouverner leur peuple et personne n’a songé à soulever la question : si les hommes d’État ne sont pas capables de réussir ce qu’ils ont entrepris, à quel titre continuent-ils de rester dirigeants et hommes d’État ?

 

*

Est-ce étonnant si l’idée démocratique basée sur la méthode des discussions et des concertations a progressivement perdu tout son crédit, et si la nouvelle jeunesse n’ayant pas reçu le remède de l’espoir de la guérison, s’est mise à toucher à tous les produits miracles que les charlatans et les escrocs de la pensée lui offraient à profusion. C’est toujours comme ça, si un médecin est mauvais, nous n’en voulons pas au médecin mais à toute la médecine, comme si c’était de sa faute - aussitôt c’est la guérisseuse qui aura raison et "l’hypnotiseur" au Bois de la Ville qui déclare depuis bien longtemps que toutes ces pilules et piqûres que l’on a inventées ne valent rien, il n’y a que le vieux magnétisme et les incantations qui vaillent, c’est clair comme le jour !

Les démocrates du vingtième siècle, honteusement incapables, ont réussi, tout au moins aux yeux des profanes, à compromettre la démocratie tout autant que les capitalistes accapareurs et imbéciles du dix-neuvième siècle avaient compromis la pensée magnifique et fertile de la libre concurrence.

 

*

Et au lieu d’échanger le mauvais médecin contre un bon médecin et le mauvais démocrate contre un bon démocrate, l’Europe, dans son affolement a arraché de son front le cataplasme humide, a couru chez la bonne femme aux herbes pour qu’elle lui prescrive de la poudre de perlimpinpin, car "le parlementarisme a échoué" et la démocratie avec - que vienne sa guérisseuse, le Grand Hypnotiseur, il s’y connaît, lui.

Ça oui, il s’y connaît !

 

*

Le premier insecte extravagant, en tant que médicament, pilé dans un mortier et bouilli dans du lait de chatte, a été le patriotisme, généralisé en une vision du monde, en une sagesse légale et en une pensée politique directrice. Ce sentiment naturel et allant de soi, ils l’ont retiré de son milieu naturel, le cœur humain, ils l’ont alambiqué, salé et lessivé, puis ils l’ont réinjecté dans le malheureux qui l’avait produit. Le patriotisme est devenu du nationalisme, et il est devenu atrocement à la mode, à la mode en tant que tel, donc non en tant que patriotisme hongrois ou patriotisme anglais ou patriotisme allemand, mais patriotisme en général, en tant que grand idéal, que nouvelle pensée rédemptrice du monde, indépendamment de tout autre point de vue secondaire, comme la patrie à laquelle il se rapporte. En effet, le vrai nationaliste, nous l’avons vu dans un passé récent, considère que les nationalistes non seulement de son propre pays, mais ceux des autres pays également, sont ses compagnons d’arme, ses frères et ses camarades ; or un nationalisme international est en train de naître dans toute l’Europe, presque aussi exclusif qu’était celui des communistes.  Si nous examinons et simplifions l’idéal qui lie ensemble ces "nationalistes internationaux", cela donnera à peu près ceci : nous sommes des gars qui n’aiment que papa et maman, personne d’autre, et nous jurons d’assommer quiconque oserait toucher à nos parents, y compris nos propres frères, naturellement. Jusqu’à ce point ça irait encore. Ça tourne au bizarre là où, si l’on y pense, l’union des fils défendant les parents paraît presque plus solide que tous les liens de parenté - et l’idée commune de l’amour filial les a si bien soudés ensemble qu’ils en deviennent capables de se tourner contre leurs parents, si une divergence de vues se manifeste avec les parents.

Et chacun voit et regarde et consomme ce distillat, et dans toute l’Europe seul le petit Dollfuss a eu suffisamment de courage et d’humour (si ces messieurs savaient à quel point ces deux notions sont parentes !) pour expliciter le fait évident, que celui qui en tant qu’Autrichien désire aimer l’Autriche à la façon qu’on a enseigné à aimer l’Allemagne en Allemagne, n’est pas un patriote mais un espion, un ennemi et un traître à la patrie - non au nom d’une indignation morale, mais au nom de la claire logique.

 

*

Le second insecte extravagant (vivant, celui-ci), a été apporté par le premier, comme sa conséquence : il est très naturel que lorsque le magnétisme prend la place d’un traitement médical, la volonté du peuple étant confondue avec la volonté de la nation (comme si ce n’était pas égal !), que le principal fonctionnaire de l’État, élu selon l’ancienne méthode, personnifie un nouveau type : il est l’homme (comme je le lis dans l’éditorial intéressant de mon confrère journaliste Milotay), en qui s’épanouit la volonté d’une nation, il incarne en sa personne toute la nation. Un tel état particulier s’accompagne d’émotions et de facultés particulières - aussi Milotay soupire : « quel "sentiment enivrant" ce doit être de se sentir dans la peau d’Hitler et de se savoir posséder la force exécutoire de la volonté de millions de gens. » Moi, même dans mes moments poétiques,  je préfère me tenir à distance de ce genre de double imagination, lorsque l’on unifie en soi l’âme du maître et celle du serviteur, et à la fois on admire et on envie le puissant (la psychologie moderne nomme cette double inclination psychique, sadomasochisme). Mais je sais pertinemment que le grand homme qui est concerné s’est toujours volontiers admiré dans le miroir que la noble admiration lui tendait. Et bien que par sa fonction et selon le droit public il ne soit rien de plus que le principal fonctionnaire de l’État, le directeur général ou le gérant d’une société anonyme fondée par contrat régulier, il croit à son miroir, et il croit que les toasts qu’il doit prononcer dans le cadre de sa haute fonction au banquet qui suit l’assemblée générale sont beaucoup plus importants que le bilan de la société anonyme. C’est ainsi que le fonctionnaire de l’État devient poète et apôtre, grand prêtre éloquent, pythie, terroriste et magicien en une seule personne ; il emballe la foule, pendant que les pauvres Petőfi et Shakespeare, Schiller et Heine, dont le métier, la vocation et le pain seraient de donner expression à l’âme de leur nation par le miracle des mots, ils peuvent s’embaucher comme manutentionnaires dans les mines de sel de l’État.

 

*

Ils ont beau devoir leur pouvoir à la démocratie bafouée (tous les dictateurs de l’Europe à l’exception du russe ont gagné leur rang dans le cadre d’élections constitutionnelles), ils persistent à claironner le slogan à la mode que « la dictature de la majorité, appartient au passé ».

Cela aussi est un de ces insectes extravagants.

Ils essayent de représenter cette "dictature de la majorité", comme si dans un régime de représentation populaire cent mille hommes montaient à la fois à la chaire, comme si le fauteuil de velours du pouvoir était une sorte de tribune dont chaque spectateur incarnait un président de gouvernement.

Messieurs, pour l’amour du ciel - dans ce régime aussi, un homme unique représente la foule !

Vous supposez qu’il la représente mal ?

Qu’est-ce que cela à voir avec la démocratie ?

Parce que votre garnement écolier ne sait pas combien font deux et deux, vous voulez en tenir responsable toute la table de multiplication et la supprimer ?

Vain effort. C’est vous-mêmes qui serez contraints de l’inventer une nouvelle fois, car impossible de compter sans cela - n’est-ce pas dommage pour la couleuvre avalée pendant tout ce temps ?

 

Pesti Napló, 9 juillet 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló