Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA SENSATION DU JOUR

 

La sensation du jour est à mon avis le commis peintre en bâtiment (décidément cette corporation est source d’une succession de sensationnels !), qui a parcouru la distance de Graz à Budapest sur une échelle, accompagné de sa famille. Bien sûr, il ne faut pas entendre par là que l’échelle serait si longue – notre héros prend l’échelle entre ses jambes, c’est le dernier champion de la tribu des esprits entrepreneurs qui tantôt font le tour de la Terre à pied en marche arrière, tantôt grimpent au Mont-Blanc, voire à des étagères élevées, en faisant danser six œufs sur leur nez. Cette fois il ne s’agit pas d’un pari stupide ; par ce déplacement le chevalier de l’échelle voulait d’une part manifester contre le chômage, et d’autre part, justement, trouver du travail ici, c’est pourquoi il a aussi amené sa précieuse famille, en y comptant (s’agissant de Graz) toutes ses tantes (qui, au demeurant, assument elles aussi un exploit non méprisable : regarder sans cesse vers le haut de l’échelle !). Son idée n’était pas mauvaise, toutefois je souhaite que ce genre de défilé avec les outils du métier ne devienne pas trop à la mode, comme à l’époque de Mahomet et les pèlerins – va encore pour le voyage mémorable du dernier cocher de fiacre de Budapest à Vienne, et ce récent arpentage à l’échelle pourrait aussi avoir une fin heureuse – mais que deviendrions-nous, les poètes, si un confrère souhaitait un jour populariser les difficultés de notre métier par une démonstration semblable ? Imaginez, sur des pieds de vers de Budapest à Graz ! – ce serait un exploit autrement plus ardu. Peintres en bâtiment, attention, quand on peint le diable, on en voit la queue ! Le diable vient hélas tout seul, pendant que l’échelle arpente.

 

Az Est, 30 juillet 1933.

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