Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

dans le reflet des Romans

Un petit tour d’horizon

 

Nous sommes d’éternels étudiants dès qu’il s’agit de livres – en hiver, nous "apprenons", nous nous intéressons au progrès des sciences, nous lisons les biographies, nous nous occupons d’histoire et de sociologie. En été on se met en vacances, on lit un roman de week-end dans le train, l’après-midi, dans le jardin ou dans le sable de la plage, le vent feuillette les couvertures colorées de littératures de poche.

J’ai moi-même lu une quinzaine de romans, préservés à cette fin. En cette belle fin d’après-midi d’août annonçant l’automne je viens de refermer le quinzième volume et maintenant j’essaye de faire un tour d’horizon mélancolique, comme à l’examen de rattrapage en littérature, si on me demande de "résumer" l’enseignement de mes lectures, avec la question classique « comment voyez-vous se refléter l’esprit de l’époque dans les pages du roman moderne ? ».

 

*

 

Dans la forme et dans l’art de la communication, autant que dans toutes les autres époques, mon cher Professeur. Les écrivains honnêtes et sérieux utilisent aujourd’hui encore les mêmes moyens honnêtes est sérieux que toujours, depuis la naissance du genre romanesque au sens actuel du terme. Ils représentent la vie, relatent une histoire, en mettant au centre de l’intrigue un ou deux héros dont le destin se déroule dans l’action. Celle-ci commence par les prémices de la tragédie ou la comédie et se termine lorsque s’accomplit le destin du héros ou qu’il paraît manifestement définitif. Ensuite on peut imaginer le reste. Le dessin des caractères (en tant qu’explication du destin du héros) suit un rythme plus ou moins classique, il est peut-être un peu plus sceptique, plus circonspect, plus prudent, plus complexe qu’au temps de Tom Jones ou même Madame Bovary. L’écrivain d’aujourd’hui n’ose plus tellement travailler avec seulement un ou deux traits, comme osaient le faire les créateurs immenses de ces personnages conçus dans une inspiration heureuse. La tendance est en général à utiliser le vieux terme de "naturaliste" mais dans un sens foncièrement différent de celui que lui ont donné les Zola : le naturalisme n’est plus un but, il n’est plus la détermination sacrée et enthousiaste du champion de la vérité de retirer, à travers souillures et crimes, le voile de la réalité de la vie idéalisée jusqu’à l’écœurement, d’éclairer les recoins cachés. Le naturalisme est désormais un simple procédé technique, plus confortable et plus fiable qu’une composition idéalisée, de même qu’il est plus commode de photographier que de dessiner de tête et de mémoire. La notion du naturalisme dans cette méthodique mécanisée est plus claire et elle recouvre mieux aussi le mot. Autrefois, de façon erronée, on appelait "naturaliste" et "vériste" l’écrivain qui se consacrait aux affaires des pauvres gens et à la misère du maintien de la vie. Aujourd’hui l’écrivain conçoit déjà que pour la lentille du Kodak il soit indifférent que "l’objet" soit un banquier en vacances à Palm Beach ou un ouvrier qui assassine sa famille. Sinclair Lewis qui décrit le plus souvent dans Sam Dodsworth la vie des hommes d’exception, idéalise bien moins qu’Ehrenbourg avec ses habitants des ruelles, ou les nouveaux écrivains russes dont certains commencent à ressembler dangereusement aux anciens nationaux romantiques, à la différence qu’ils remplacent les termes "patrie" et "honneur chevaleresque" par des critères du genre "classe" et "amour-propre collectif", dans l’heureuse naïveté d’un nouveau monsieur Pósa[1].

Ce n’est pas une mauvaise sorte de naturalisme, juste un peu sec. J’en vois la raison dans l’opposition naturelle avec laquelle l’art et la science ont coutume de balancer, dans toutes les époques. Cette science exacte, purement collecte de données, descriptive et classificatrice, qui au début du siècle dernier préparait le nouveau miracle enfiévré, quotidien d’aujourd’hui, cette vie scientifique produisant une nouvelle conception, enthousiaste, perdue dans des rêveries utopiques, a laissé un vaste terrain à l’imagination et au désir dans le monde des passions et des sentiments, qu’est l’art. Aujourd’hui c’est la science qui donne libre cours à la fantaisie, c’est la vraie vie qui crée les miracles, le château des fées, la lampe d’Aladin, c’est la technique qui crée ab ovo l’ange ailé. L’écrivain a le sentiment que c’est devenu sa tâche de ne pas perdre la tête dans cette ivresse de la réalité, et que c’est à lui d’enregistrer froidement et sobrement les événements, sans surévaluer certains phénomènes au détriment d’autres. Le flegme avec lequel une jeune écrivaine talentueuse mentionne comme accessoirement que son héroïne s’est hâtée de prendre l’avion à Venise pour surprendre son ami infidèle en flagrant délit rappelle fortement la sobriété des premiers savants humanistes, lorsque pour la première fois ils essayaient de ne pas faire de différence entre la volonté impénétrable de la Providence et les lois de la nature.

 

*

 

Voilà pour la forme. En ce qui concerne le contenu, le thème et l’action des romans…

La première impression, paraissant peut-être superficielle, concerne la question du "happy end". Les romans standards de bon niveau, les œuvres des écrivains de la troupe d’élite, ne se terminent en général ni bien ni mal, mais seulement comme la vraie vie se termine d’habitude : par une solution contrainte, la résignation à la disparition. Cela ne dépend pas seulement à mon sens de la philosophie clairvoyante de l’artiste, ni des sévères lois artistiques d’une conception naturaliste, in specie æternitatis. C’est comme si c’était des raisons pratiques, disons carrément des causes économiques dont la reconnaissance inconsciente inspirerait ce doux pessimisme. Même sur ce point il ne vaut pas la peine de rechercher des racines mystérieuses dans l’esprit du temps. Il s’agit de ce que la "fin heureuse" au sens ancien est tout simplement devenue improbable, ce qui dans les belles lettres équivaut à l’impossibilité. Dans les années économiquement ascendantes de la prospérité il était dans l’ordre des choses que le jeune pauvre trouve une riche épouse et que la pauvre jeune fille dégote un millionnaire américain pour mari. Aujourd’hui un roman qui se veut crédible est tenu de guetter vers l’arrière à l’instar de la Bible hébraïque : il est bien plus probable que celui qui était millionnaire au début devienne un mendiant brisé, et on voit plus souvent dans le roman moderne le pauvre descendant de riches propriétaires terriens, que le self-made-man ayant fait une brillante carrière qui reviendrait épouser son amour de jeunesse.

Celui qui tient quand même à un happy end, devra supposer la possibilité d’autres biens que des biens matériels.

 

*

 

C’est ainsi que naissent envers et contre tout quelques tentatives romanesques qui, en partant de la reconnaissance amère que l’argent manque et qu’il continuera à manquer, essayent de trouver une autre solution : comme si elles tâtonnaient déjà pour trouver la clé de la porte du couloir étroit et sombre qui conduit hors de ce désert chamarré.

« L’Histoire de M. Polly » (H. G. Wells), « Les éperons du diable » (Sommerset Maugham), « Chemin vers l’amour » (Pitigrilli), pour ne citer de tête que ces trois titres, ne sont pas des chefs-d’œuvre. Mais ils expriment l’accomplissement du désir d’une inquiétude et d’une méditation intéressant et digne d’attention : le désir qui s’accomplira dans ces romans est en fait là en latence au fond de l’âme de l’homme ne tenant pas en place dans la prison des lois sociales du temps. Aussi longtemps que les murs de cette prison étaient recouverts de ces tapisseries et de ces images chamarrées de l’espoir et des "opportunités" de la prospérité, il n’a même pas remarqué ses chaînes. Mais maintenant c’est de la moisissure qui suinte sur ces murs et le bienveillant directeur de prison ne crée plus une vue magique et poétique devant la fenêtre de la prison.

Les héros masculins de ces trois romans sentent tout d’un coup qu’ils ne peuvent plus supporter la vie. Deux d’entre eux sont de simples chefs de famille, le troisième est esclave de sa fonction : il est juge au tribunal. Avant leur suicide camouflé en mort naturelle, tous les trois ont une idée bizarre : puisque maintenant de toute façon tout m’est égal, pour moi le monde et la société sont finis, essayons de donner un grand coup de pied autour de nous, sans nous préoccuper des conséquences. L’un abandonne sa femme et devient mendiant itinérant, le deuxième laisse dépérir sa famille, se retire dans une chambre de bonne et peint des paysages, le troisième provoque un scandale à l’audience et se fera clown. D’une manière étonnante, tous les trois deviendront à la fin des hommes heureux et satisfaits. Non parce qu’ils s’enrichissent, mais parce qu’ils trouveront un équilibre psychique, la paix et la sérénité avec eux-mêmes.

Ce n’est pas la révolte stupide de l’anarchiste qui compte détruire la société haïe que je sens dans ces romans. C’est l’éveil sain de l’individu qui regimbe en eux, celui de l’individu qui aime et qui recherche la société, mais qui n’est pas satisfait de la place qui lui a été attribuée dans cette société par ces hasards imbéciles et incapables, qu’une sorte de superstition bigote appelle "le destin". Ils ont simplement compris à la lueur d’un désespoir final qu’il est possible de changer cette place et possible d’en trouver une autre, qui convienne mieux à leur loi intérieure, leur nature, leurs goûts et leurs capacités.

Ils ne se révoltent pas contre "l’ordre établi", mais contre une vision maladive qui sculpte une tragédie humaine dans ce monde beau, riche et varié, où au-delà de tous les enfers il reste encore le choix entre le bien et le mal.

 

Pesti Napló, 10 septembre 1933.

Article suivant paru dans PestiNapló



[1] Lajos Pósa (1850-1914). Écrivain pour la jeunesse.