Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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THERMOMÈTRE DES MŒURS

(Conversation avec une belle femme)

(C’est juste, conversation avec une femme belle, qui plus est, en sa qualité de belle femme, et pourtant ce n’est ni une histoire galante, ni de la littérature, ni un reportage, une interview, une audition au sens rigide et littéral du terme – c’est la déclaration de l’expert de la question faisant l’objet du reportage.

Objet du reportage : les instantanés des mœurs d’une grande ville. Un sujet constamment d’actualité. Des journalistes peuvent se lancer dans des théories là-dessus, des cercles officiels "l’éclairent" avec des statistiques, les humoristes le moquent et le "fustigent".

Mais aucun ne songe à l’expert, qui le connaît le mieux. Quand il s’agit d’une épidémie, on va chercher le professeur pour des informations, en matière de temps qu’il fera, on s’adresse au météorologue.

Moi j’ai interrogé la belle femme sur le sujet ci-dessus. C’est elle la mieux placée. Elle marche dans la rue, entre des hommes, chacun d’eux est une bombe explosive de désirs et de passions accumulées. En tant que station émettrice de la beauté désirable, elle est contrainte de tolérer que les avertisseurs lumineux du plaisir s’allument partout autour d’elle dans les yeux, qu’elle le veuille ou non. La question est dans quelle mesure l’homme moyen d’aujourd’hui arrive à se discipliner et, maîtrisant ses instincts animaux, continuer calmement son chemin, sans tenter un rapprochement particulier ?).

MOI : Pardonnez-moi, ma question est sérieuse, vous devez répondre avec franchise. Je vous considère comme la personne la plus honnête du monde, et si je souligne aujourd’hui cette honnêteté, et non ce que vous entendez sans cesse dans la bouche d’autrui, à savoir que vous êtes d’une "beauté exceptionnelle" – je ne le fais nullement avec une intention insultante, mais parce que j’ai besoin dans l’intérêt de mon reportage que le lecteur me croie et admette que vous vous trouvez au foyer de l’admiration de manière totalement passive. Je suis persuadé que vous ne cherchez jamais à être coquette avec des inconnus. Je vous rassure, je ne mentionnerai pas votre nom. Je demande que vous me racontiez ce que vous expérimentez quand vous vous promenez seule dans la rue.

ELLE : Ce que j’expérimente ?

MOI : J’entends par là, comment vous ressentez l’accueil de la rue. Des hommes célèbres et des femmes belles ont l’habitude que les gens se retournent sur leur passage, qu’ils les dévisagent, qu’ils les désignent – et ils savent aussi qu’ils ne doivent pas le remarquer, sinon ils risqueraient d’avoir affaire aux passants à tout moment.

ELLE : Cela va de soi. Ce serait du joli si je me retournais chaque fois dans la direction où je sais qu’on me regarde. On finit par s’y habituer, nous traversons la rafale des regards comme un acrobate expérimenté passe entre les couteaux ou sur des œufs.

MOI : Cela, je le sais. Ne m’en veuillez pas, mais cette fois je cherche à mieux connaître non vos réactions, mais l’attitude de mes congénères hommes. Vous suit-on souvent derrière votre dos ?

ELLE (rit) : Et comment ! Bien sûr.

MOI : Comment le remarquez-vous ?

ELLE : Comment ne pas le remarquer quand le même profil apparaît autour de moi pour la quatrième ou la cinquième fois – tantôt il me dépasse, tantôt il me talonne. Dans les tournants je me trouve brusquement face à lui. Ensuite – à quoi servent les vitrines des magasins ? Dans leur reflet il apparaît sans équivoque qu’on "m’accompagne" – l’homme s’arrête en hésitant, il réfléchit, il tourne le cou, il prend son élan.

MOI : Pour vous aborder.

ELLE : Très juste. Mais très peu en ont vraiment le courage. Un seul suiveur sur dix tente vraiment de le faire, les autres gardent une distance respectueuse, ils me talonnent encore un moment, puis renoncent.

MOI : Et celui-là, le seul ? Ou plutôt les seuls ? Car je suppose qu’une promenade bien réussie en appelle plusieurs dizaines.

ELLE : Ma foi ! Normalement ces hommes se décident à me saluer respectueusement, comme s’ils me connaissaient. Cette initiative est naturellement la plus maladroite, car pourquoi ne m’a-t-il pas saluée dès l’instant où il m’a vue ? S’il l’avait fait, par distraction ou par compassion, j’aurais peut-être reçu ses salutations. Mais si quelqu’un me suit depuis un quart d’heure, et c’est seulement après qu’il prétend que nous sommes de vieilles connaissances, celui-là, je ne daigne même pas le toiser. Tout simplement, je ne remarque pas son chapeau soulevé et son regard concupiscent.

MOI : Et où en sommes-nous avec les dragueurs avertis ?

ELLE : Ceux qui nous "interpellent" ? Ça se trouve aussi. Vous n’imaginerez pas à quel point ils travaillent avec des recettes éculées, pitoyables – pourquoi ne comprennent-ils pas enfin à quel point leurs piètres attaques manquent "d’ingéniosité" et "d’originalité" ? – cela m’étonne. Des phrases comme « Excusez-moi, mais vous me paraissez très inconnue », ou bien « Pourquoi ne m’abordez-vous pas, pourquoi faut-il que ce soit moi ? », après un peu d’expérience, elles me donnent déjà la nausée, tout autant que les barbantes « Où courez-vous si vite, ma jolie ? » ou le classique « Me permettez-vous de vous accompagner ? ».

MOI : Et  s’ils s’entêtent ? Est-il déjà arrivé que vous ayez eu besoin de recourir à une protection professionnelle ou privée ?

ELLE : Jamais. Seules des femmes sans talent ou vaniteuses ont des idées de ce genre, elles souhaitent faire étalage de leur "inaccessibilité", même au prix d’un scandale. Il n’y a pas un seul gangster voleur de femmes ou un seul Tarzan naïf, qui ne pourrait pas être désarmé par un regard étonné ou indifférent, si celui-ci est sincère – un jour, pour m’en débarrasser, j’ai été obligée de bâiller entre les deux yeux de mon assaillant décidé.

MOI : Résumons-nous. En bref, les hommes se trompent s’ils croient qu’une connaissance liée dans la rue…

ELLE : Aucun homme inconnu n’a jamais réussi à lier conversation avec moi. Mais maintenant, excusez-moi, nous sommes arrivés, c’est ici que j’habite, voudriez-vous me dire : à qui ai-je l’honneur ?

 

Az Est, 20 septembre 1933.

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