Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

L’homme pratique

 

Nous avons suivi ensemble les premiers semestres de l’université, nous partagions la même chambre au mois, Dönci et moi, nous l’appelions l’Astronome, j’ignore pourquoi. Il étudiait la physique et les mathématiques, moi l’histoire de l’art et la philologie, autrement dit la philadelphie comme le disait avec obstination la blonde Mariska, notre amour commun, sans comprendre comment on pouvait chicaner sur les mots.

Dönci était mathématicien. La mathématique a quelque chose en commun avec l’astronomie, et inversement, mais Dönci n’aimait pas les étoiles, le soir quand nous marchions dans la rue, il mettait sa main en visière au-dessus des yeux pour ne pas les voir. Il n’aimait pas la voûte céleste parsemée de petits points désordonnés, ce tohu-bohu dans lequel il est presque impossible de se retrouver ou au moins cela prend un temps infini : ne pourrait-on pas les remettre en ordre, les unes sous les autres, selon les tailles en ordre croissant ou décroissant ?

Dönci aimait l’ordre.

Déjà alors, jeune homme, il avait calculé que la vie est courte par rapport aux réjouissances possibles dans cette vie et grâce à elle. Par conséquent tout ce qui est nécessaire pour y subvenir, il convient de le gérer au moyen d’exercices pratiques et méthodiques, permettant d’économiser du temps : l’ordre sensé et l’organisation pratique sont l’âme de la rapidité.

Il avait inventé de géniales solutions en la matière.

Il avait une méthode pour s’habiller de pied en cap en moins de deux minutes et demie. Les habits, les chaussettes, chaussure, manteau et chapeau, ôtés le soir, il les préparait dans l’ordre et dans la composition pensée qui permettait le matin de ne faire quasiment que sauter dans le tas de vêtements et  tout allait tout seul à sa place. Alors il m’attendait en pardessus et en chapeau, fumant sa cigarette, affichant un sourire ironique, pendant que moi je peinais en injuriant mon bouton de col. J’ajoute qu’il avait une autre invention à propos de la cigarette, pour qu’elle se consume moins vite et produise plus de fumée et puis six mégots lui procuraient une septième cigarette. Au demeurant celle-là, il la roulait dans sa poche, en dix secondes, tout compris.

Il déjeunait en cinq minutes, sur une table tournante où les plats préparés étaient disposés en cercle, il n’était pas nécessaire de tendre le bras pour les attraper, tout lui tombait presque dans la bouche. Il faisait tourner sa table avec une pédale.

Ses poches étaient chargées de mécanismes astucieux qui faisaient tout plus vite et plus judicieusement que les mains nues. Les gants étaient placés dans son manteau d’hiver, sur un ruban de façon qu’en enfilant les manches ses mains étaient déjà gantées.

Il nous méprisait beaucoup, nous ses amis désordonnés qui gaspillions notre vie à des cérémonies dévoreuses de temps, à nous battre mesquinement avec la stupide matière brute. On ne peut pas aller loin comme ça, c’était sa conviction.

Je l’ai rencontré récemment à la porte d’une cantine des faubourgs. Il m’a demandé de lui prêter cinquante fillérs pour déjeuner. Pendant que je fouillais dans mon porte-monnaie à la recherche des pièces, il hochait la tête et me réprimandait parce que j’étais toujours aussi désordonné qu’autrefois : incapable de m’habituer à ranger les pièces de monnaie en bon ordre, comme un tube métallique, ce qui me permettrait de retrouver en une seconde ce que je cherche. Que de temps je gaspillais à farfouiller !

Je lui ai donné raison. La chose était vraiment urgente, au moins pour lui. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas mangé.

 

Pesti Napló, 28 septembre 1933.

Article suivant paru dans Pesti Napló