Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE JOUEUR À martingale
(L’homme
qui fait sauter la banque)
Un joueur à martingale ; je me
permets d’englober ce type d’homme dans un nom collectif et de vous
le présenter à travers un spécimen talentueux et
intéressant.
Le joueur à martingale possède
un système.
Le joueur à martingale affirme que
sur la base de ce système on n’a qu’à s’asseoir
à la table de roulette de Monte Carlo, avec un capital modeste
(c’est ce capital qui manque le plus souvent au joueur à
martingale – le capitaliste en revanche n’a pas de système,
voir crise du capitalisme, économie mondiale, la dernière
étude de Bernard Shaw, etc.), et quelques heures de jeu suffisent pour
prouver que le système scrupuleusement respecté exclut une
éventualité désagréable des jeux de hasard, ce que
les experts appellent persister dans le rouge.
En effet celui qui joue selon le
système ne peut que gagner. Il "gagne" sa dose quotidienne,
cela le fait vivre, il gagne son pain du jour, ou si tel est son bon plaisir,
il fait sauter la banque, devient un homme riche, tel un alchimiste
médiéval qui produit de l’or.
Il est très naturel qu’un
joueur à martingale ne puisse pas vendre le système
lui-même, sinon au détenteur d’un capital, puisque
l’essentiel du système consiste justement en ce qu’il n’est
connu que par son utilisateur.
À défaut d’un
système il ne me reste qu’un sujet fade et incolore : le
joueur à martingale lui-même.
Le joueur à martingale est petit de
taille, nerveux, il a le regard inquiet. Derrière son inquiétude
se cache une méfiance, et cette méfiance est à double
tranchant : d’abord, il craint d’être confondu avec les
autres joueurs à martingale qui naturellement sont tous des lunatiques
et des semi-fous ignorants, aucun d’eux n’est complet, cela il nous
l’accorde. D’un autre côté il doit veiller à ce
que nous n’abusions pas de sa confiance, ne devinions et ne lui volions
pas son système.
Je le rassure, de mon côté
aucun danger ne le menace. Je ne suis intéressé que par
l’aspect psychologique de la chose. Et si lui-même reconnaît
que les autres joueurs à martingale sont fantasques et
dérangés, cela me suffit pour ne pas le considérer comme
tel.
Il se sent rassuré. Il se met
à fouiller avec des gestes fiévreux à la recherche
d’un papier. Des cahiers sortent de ses poches, des rapports de grandes
banques de casino, les statistiques de répartition des points. Des plus
et des moins. Il scribouille nerveusement des notes. Regardez, Monsieur, toutes
les statistiques concordent pour dire que sur vingt-cinq mille coups, neuf
cents sont négatifs. Je faisais mes calculs depuis de longues
années quand tout à coup la grande Vérité a jailli
devant moi tel la foudre : les statistiques se trompent !
D’autres années s’ensuivirent, jusqu’à ce que
la réalité s’éclaire. Et de cette
réalité, la procédure à suivre, qui
aujourd’hui me permet de crier, avec une certitude de cent pour cent, aux
yeux de l’incrédule : il
n’y a pas de cas où il y aura plus que trois négatifs
sur cinq cents coups, selon mon système de jeu ! Voyez
vous-même !
Il jette son crayon et me regarde en face
comme ivre. Je suis fasciné, je hoche la tête. Je ne comprends pas
un traître mot. Je n’ai pas cessé d’observer son col,
il est neuf, en vente partout, il est en caoutchouc, lavable.
Un homme pratique.
Je lui pose vite une question pour qu’il
ne s’en rende pas compte.
- Et alors, avez-vous
déjà eu l’occasion de l’essayer ?
Il hausse les épaules.
- Une fois, je suis allé
à Monti.
C’est la première fois
qu’il utilise l’argot international des joueurs. Ce n’est
certainement pas un savant abstrait, ni un Euler, ni un Einstein. Un homme de
la pratique.
- Et alors ?
- Je n’ai pas perdu. Mais cela
ne veut rien dire. À l’époque je n’y voyais pas
encore aussi clair. C’est dans le train, sur le voyage de retour, que
l’étincelle divine a jailli dans mon cerveau.
- Et depuis ?
Un sourire sarcastique.
- À Pest… ? Ce ne
sont pas des clubs sérieux… Dès qu’ils
s’aperçoivent qu’un type gagne trois jours de suite, ils
inventent quelque chose pour lui interdire l’accès le quatrième
jour. Ils ont même failli m’agresser. Je préfère
sauver ma peau que la risquer.
Ensuite il commence à parler
d’une sorte de contrat qu’il faudrait conclure, si « un
expert de grande autorité et de confiance voulait bien m’approcher
d’un capital ».
Que je lui serve d’intermédiaire !
J’attire par la présente
l’attention d’un capital intéressé. Je ne connais pas
le système, mais la force de conviction qui émane de ce joueur
à martingale a fini par me convaincre. Il ne peut rien lui arriver de
grave. Même s’il perd sa chemise à Monti, à la
dernière minute il vendra son système, pour couvrir ses frais de
voyage de retour.
Az Est, 28 octobre 1933.