Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
je deviens femme
C’est comme
ça que ça se terminera.
Pendant un bon moment on résiste
à la mode, pourtant on finit par céder. J’étais
aussi comme ça avec les mots croisés puis avec le yo-yo.
C’est idiot, répétais-je, il n’empêche que
dernièrement j’ai décommandé un voyage important
à l’étranger car je devais faire mes mots croisés
– et le yo-yo, je le fais tourner en secret sous la table car plus
personne ne le fait, je suis le dernier des Yohicans.
De nos jours c’est devenir femme qui
est à la mode. Les savants ont commencé au début du
siècle avec ces glandes endocrines. Il s’est avéré
que (comme le dit la chanson populaire) mes glandes sont légion, elles
aboient comme les chiens, pour réussir leur mission. Au début Steinach et Voronoff[1] voulaient conserver la jeunesse par une
intervention glandulaire, ce qui finalement n’est pas une mauvaise chose
si on est amateur de dames et si on n’a pas trop envie d’abandonner
cette bonne habitude. Mais dernièrement les nouveaux savants ont
jalousé leur gloire et commencent à lancer de nouveaux
slogans : écoute, si tu aimes tant la gent féminine, est-il
pour autant nécessaire de payer cher et de rester jeune, ou pour encore
plus cher se marier ? – Nous te transformons toi-même
simplement en femme avec un peu de sécrétions endocrines, puis
heu… tu peux t’épouser toi-même, la dot restera dans
la famille, tu la prends dans une poche pour la mettre dans l’autre.
Le simple soldat de jadis, comment
disait-il déjà ? « Eh ben Marie, tu as bien de la
chance, tu as toujours sous la main tes hanches à faire craquer et pas
moi ! »
Eh bien.
Tout simplement, les savants transforment
l’homme en femme. Ainsi pour pas cher il peut tomber amoureux de
lui-même.
Cela a aussi d’autres avantages
pratiques.
Tout est plus facile pour les femmes.
Par exemple il n’y a plus de places
assises dans le train. J’avale simplement une de ces pilules glandulaires
et je m’installe dans le compartiment pour dames.
Ou dans le tramway. S’il y a des
places, je reste homme. S’il n’y en a pas, je me transforme en
femme. On peut toujours compter sur un homme galant qui me passera sa place.
N’est-ce pas égal ?
Nous subissons tant de surprises chaque
jour qu’à la fin nous ne savons plus si nous sommes fille ou
garçon.
Désormais nous ne saurons plus cela
de notre prochain non plus.
Il faut s’y habituer. On a toujours
besoin d’une jupe.
Az Est, 26 janvier 1933.
[1] Eugen Steinach
(1861-1944). Physiologiste autrichien.
Serge Voronoff (1866-1951). Chirurgien français.