Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
GRAND-MÈRE
SCHNABEL, LA TECHNICIENNE
Monographie
Si Bernard Shaw, dans la sensationnelle
préface de sa Jeanne fameuse et de si mauvaise réputation,
n’avait pas donné un exemple pour développer courageusement
un avis personnel en totale opposition avec la conscience collective, je
n’aurais peut-être pas osé avouer même à
moi-même mon respect croissant pour Grand-mère Schnabel. Elle
serait demeurée à mes yeux comme aux yeux de sa famille une
charmante vieille dame un peu fantasque comme tant d’autres, un meuble
dans la maison nécessitant une pieuse indulgence, dont les lubies sont
rapportées par les jeunes en souriant.
Mais si Shaw a le droit de ne pas se
contenter de la haute reconnaissance de l’Église qui a
canonisé la paysanne lorraine, et qui plus est de comparer Jeanne
d’Arc à un génie militaire à l’échelle
de Napoléon, à un réformateur du gabarit de Luther et
à un penseur de la trempe de Giordano Bruno, je n’hésite
plus moi-même à déclarer que je considère pour ma
part Grand-mère Schnabel, veuve du brave gratte-papier feu Monsieur
Schnabel, cette vieille dame charmante, bienveillante, paisible et pacifiante
de l’autel familial qui en outre m’avait promu au rang des anges,
comme un des plus grands génies techniques de notre temps.
Mais qu’est-ce qu’il y
connaît l’entourage ?
Nul n’est prophète en son
pays.
Grand-mère Schnabel,
intitulée ordinairement Madame Dodó, a
toujours depuis que les gens s’en souviennent, tripoté,
fouillé et farfouillé, manié et manipulé,
bricolé et transformé tout ce qui lui tombait sous la main, dans
la maison comme autour de la maison, et les siens expliquaient ce
phénomène par son instinct de bonne ménagère, une utile conseillère familiale
riche de deux générations d’expérience qui est
devenue sa seconde nature, ils n’y voyaient rien de particulier.
Car ils ne remarquent pas la
particularité exceptionnelle dans la réflexion de
Grand-mère Schnabel.
Chez Edison non plus cela n’a pas
été remarqué au début, mais Edison était un
homme, un homme jeune, presque un gamin quand il a émergé, et si
les miracles dont il a fait cadeau au monde ont ébahi ses contemporains
et ont suscité leur incrédulité, personne ne paraissait
étonné que ces miracles fussent sortis du cerveau d’un
gamin à l’esprit vif : la notion de génie étant
soudée à la jeunesse et à la virilité dans
l’opinion publique.
Certains prétendent qu’il
n’existe pas de génie féminin.
Comment Grand-mère Schnabel
née femme, ayant dépassé la soixantaine, qui n’a
jamais eu l’idée d’aller chercher les bureaux de brevets avec
ses idées farfelues et personnelles pourrait-elle donc compter sans moi
sur une compréhension et un certain succès ? Comme tant
d’autres grandeurs inconscientes qui ignorent leur propre valeur, elle a
certainement dû penser que les solutions qu’elle avait
trouvées pour régler certains problèmes exigeant une
technicité ardue lui offraient une récompense suffisante dans
l’usage et l’application : elle ne s’était pas
cassé la tête en vain, cela ne regardait personne,
c’était son affaire, et si quelqu’un d’autre aspirait
à y parvenir, il n’avait qu’à se casser la tête
de son côté, elle n’a pas inventé l’eau tiède pour les autres.
C’est pourquoi ces innovations ne
sont pas devenues un bien public comme la lampe à arc ou le moteur
à essence. Mais qui prétend que les découvertes doivent
obligatoirement devenir des biens publics ? Si les talents techniques
n’avaient pas été chauffés par l’ambition, ils
se seraient peut-être contentés de faire simplement usage
personnel de leur découverte : dans de nombreux cas cela aurait
mieux valu pour l’humanité. En réalisant que dans
l’océan de la société tout individu vit sur
l’île de Robinson de ses désirs et de ses exigences, ils se
seraient installés conformément à cela, et
l’habileté à bricoler elle-même se serait davantage
développée dans les humains sous l’effet des besoins.
J’ai déjà démontré un jour que la fermeture
des frontières des États a eu un effet bénéfique
sur le développement des industries nationales – cette
thèse vaut aussi pour les individus autant que pour les nations. Si
Archimède n’avait pas divulgué sa découverte,
beaucoup l’auraient trouvée tôt ou tard. C’est tout de
même autre chose de trouver soi-même. Ainsi l’avion, il
serait infiniment plus multiple et individualisé si chacun avait
dû trouver le truc soi-même – et quant à
l’invention de Berthold Schwarz[1], la poudre à canon,
n’aurait-il pas été mieux que l’illustre expert se
contentât d’exploser tout seul, sans laisser derrière lui
toutes sortes de documents avec recettes de fabrication et mode
d’emploi ?
Et maintenant je vais vous décrire
quelques-unes des innovations de Grand-mère Schnabel, tranquillement car
sachant qu’aucun brevet ne les protège, inutile donc de craindre
qu’elles soient volées.
Prenons tout de suite l’os du poulet.
Une pièce magnifique. La jolie pendule du salon a ses aiguilles cassées.
Grand-mère Schnabel a fabriqué de superbes aiguilles de pendule avec
les tibias du poulet, elle les a fixées sur les moignons des aiguilles,
et les deux longs os des pattes montrent depuis l’heure à ravir.
Elle a en même temps empaillé la tête du coq et en a
affublé le sommet de la pendule, avec deux boutons de verre dans les
orbites. Depuis le coq y veille sur la pointe et la tombée du jour,
fidèle et gracieux, c’est tout juste s’il ne chante pas
cocorico.
La maison est remplie de ses trouvailles.
Une salière en coquille de noix, une boîte d’allumettes
à fermeture automatique grâce à un élastique.
Grand-mère Schnabel passablement remontée contre les hommes
désordonnés qui jettent leur cendre partout et font des trous
dans la nappe, a inventé un fume-cigarette muni d’un cendrier
accroché dessus, la cendre tombe dedans d’elle-même, et la
cigarette est entourée d’une grille de fil de fer, même
posée sur la table elle ne peut rien brûler. C’est seulement
ainsi, équipés, qu’elle autorise les hommes à fumer
dans la maison, celui qui proteste n’a qu’à arrêter de
fumer.
Elle a l’art d’utiliser tout
à quelque chose, c’est son secret. Non seulement les objets, mais
aussi les vivants. En été elle a accroché une clochette au
cou du chat pour qu’en grimpant dans les arbres fruitiers il chasse les
moineaux. Elle a fixé un plumeau à la queue du chien, s’il
n’arrête pas de la remuer, au moins que sa serve à faire du
propre. Un très vieux domestique déjà incapable de
travailler parce que ses mains tremblent, elle l’a fait sortir de son
coin et l’a installé à la table de la cuisine au moment où
son mille-feuille sortait du four : avec des mains qui tremblent
régulièrement en y attachant un tamis il saupoudre les
gâteaux de sucre glace avec une régularité idéale.
Mais elle n’a pas manqué de
lui manifester sa gratitude. Car au-delà de son talent particulier
exceptionnel, Grand-mère Schnabel ne manque pas non plus de sens social,
pour ainsi dire d’un certain sens de la démocratie.
Grand-mère Schnabel gardait dans un
tiroir un dentier inutilisé mais en excellent état.
C’est ce qu’elle a offert au
vieux domestique. Elle lui a appris à le coller à sa gencive. Un
dentier parfait, s’il le place dans sa bouche, il n’a plus besoin
de mâchouiller et bredouiller, les creux de ses joues se remplissent, sa
figure devient presque aimable, il réapprend à rire, ce
qu’il avait oublié depuis longtemps.
Il lui suffira de le retirer de sa bouche
à l’heure des repas.
Pesti
Napló, 29 octobre 1933.