Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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NOUVEAUX JEUX DE SOCIÉTÉ

Le responsable de l’excellente rubrique de bridge de Színházi Élet, s’il tourne quelques pages en arrière, froncera certainement les sourcils avec étonnement en lisant ce titre – comment, il y en a encore qui songent à d’autres loisirs, en société, après dîner, avant le déjeuner, à minuit ou minuit passé  que ceux qu’offre à l’enfant du siècle le jeu qui balaie tout et qui remplace tout : le bridge ? (On peut lire cela dans Deux châteaux voisins[1])

Oui il y en a encore, sans vouloir offenser mon excellent confrère. Mais lorsque les "jeux de société" populaires du siècle dernier, le "jeu des gages", le "je t’en veux" ou le "ni oui ni non" avaient cours, chacun était persuadé que ces étincelantes gymnastiques cérébrales, ces épées affûtées se heurtant dans la ruse et la concentration d’une prompte intelligence, tombaient à pic pour relayer les folies écervelées des cartes, bonnes pour les âmes vides, et parmi ces jeux, en tout premier cette manie dépassée du bridge, ennuyeuse, insupportable.

Le fait que le bridge ait survécu à ces coups du sort et qu’il ait pu ressusciter ne prouve rien. Chaque époque se targue de ses jeux de société, et les jeux de société caractérisent peut-être mieux leur temps, que le temps ne caractérise les jeux. Car personne n’exigeait des aristocrates enfermés à la Conciergerie autour de 1790 qui attendaient leur exécution qu’ils jouassent à des jeux de société, même Robespierre n’aurait pas eu cette idée – et pourtant ils jouaient, à un jeu original et moderne : je n’ai pas besoin d’en rappeler les règles, il suffit d’évoquer son nom – il s’appelait le jeu de la guillotine.

Les quelques jeux de société nouveaux énumérés ci-dessous, répandus dans les bonnes sociétés non-bridgeuses, sont probablement aussi étroitement liés à l’esprit de notre temps que l’était le jeu de la guillotine au sien ; le futur historien de la civilisation en verra probablement les tenants et aboutissants, tandis que nous pouvons tout au plus essayer de les deviner.

Cette devinette pourrait être en soi un bon jeu – un peu difficile et solitaire, c’est pourquoi je la pose cette fois à moi-même en virtuose que je suis.

En voici quelques exemples.

La vague de Bar-Kokhba a sévi pendant la guerre et durant les révolutions. Une notion concrète ou abstraite doit être devinée au moyen de questions auxquelles on ne répond que par oui ou par non. Ce jeu est caractéristique des temps où il fallait choisir en matière d’appartenance partisane, faire un choix ferme et définitif : oui ou non, pas de troisième voie, on n’a pas le temps de raisonner, de s’expliquer. (Le nom Bar-Kokhba lui-même signifie Fils de l’Étoile, remémorant le souvenir du grand révolutionnaire.)

Vint ensuite le sport cérébral, diverses tentatives de réflexion. L’effet qu’elles ont exercé sur notre temps, nous le voyons en Amérique : le trust cérébral, avec Roosevelt à sa tête, est en train de déchiffrer en ce moment même la devinette économique mondiale à saute-mouton.

Récemment nous avons joué à un jeu intéressant dans une société prestigieuse et très cultivée. Son nom : le jeu du tribunal. Les règles en sont les suivantes : on dispose des papiers dans un chapeau (autant que de joueurs). Toutes les feuilles sont blanches sauf une, sur laquelle on peut lire un acte d’accusation, comprenant différents points, si possible faciles à retenir, rappelant des événements du passé proche, rédigé par les trois membres de la cour : le président, l’avocat et le procureur. Les suspects tirent un papier dans un chapeau puis s’écartent. Pendant deux minutes chacun fait semblant de lire (en réalité un seul lit vraiment, celui qui a tiré l’acte d’accusation, c’est le coupable), puis ils rangent leur papier. L’audience est ouverte. On fait asseoir les suspects, le président, l’avocat et le procureur leur posent des questions à tour de rôle. Après les avoir interrogés à fond, la cour se retire et doit déterminer lequel était le coupable, lequel avait le papier rédigé. Ce jeu se base sur le fait psychologique que celui qui connaît l’accusation se comportera involontairement en criminel : une authentique innocence n’est possible que dans une totale ignorance. Le criminel qui sait de quoi il s’agit, se trahira par une prudence exagérée – il niera même là où ce n’est pas nécessaire. Je dois toutefois mentionner que là où nous avons joué, j’ai eu l’occasion en tant que président de me faire seconder par un véritable procureur royal dans le rôle du procureur, et par un criminaliste célèbre dans le rôle de l’avocat, et au cours de la délibération le procureur comme le criminaliste avaient désigné un innocent – il se trouve que le criminel était celui que moi, président, j’avais désigné : c’est à lui que j’ai réclamé sa feuille à la fin, et il l’avait. J’ai récolté un grand succès, tout aussi grand qu’un jour aux courses quand j’avais misé sur l’outsider. Ce que je veux dire par là c’est que ce jeu nécessite pas mal de ruse, de psychologie, mais aussi de la chance. Exactement les éléments dont on a besoin de nos jours pour réussir.

Et encore quelque chose d’intéressant. Dans le déroulement des jeux de société de nos jours quelqu’un doit sortir, pendant que les autres se concertent. Cette forme est vraiment caractéristique de notre vie publique.

Cela illustre qu’on peut se coaliser aux dépens de celui qui sort pour le plus grand amusement de la société entière.

Dans le jeu suivant, je déclare modestement, éventuellement indirectement, pour que cela soit évoqué par quelqu’un d’autre, qu’autrefois j’ai souvent pratiqué l’hypnotisme, j’ignore si j’en ai encore la capacité. Essayons. Je choisis quelqu’un en qui je pressens un bon médium. Il sort. Il revient. Je commence à converser avec lui. En cours de conversation je lui lance en criant : « dites un nombre de quatre chiffres » (ou autre chose, un vers d’un poème, n’importe quoi). Il le dit. L’entourage pousse un cri de surprise, est ébahi, prend peur, ceux aux nerfs fragiles s’évanouissent. C’est extraordinaire ! C’est ce qu’on lui a suggéré ! Tenez, nous l’avons noté sur un bout de papier ! Je lui ai dicté ce nombre par hypnose. Le médium lui-même en pâlit – « est-ce vrai ? Vous l’aviez noté ? Ça alors ! J’ai répondu juste comme ça… » Il est persuadé qu’il est sous hypnose, il ignore que lorsqu’il était sorti j’avais invité les spectateurs à s’étonner quoi qu’il dise et jurer que c’est ce qui avait été noté. D’ailleurs à l’instant même où il a prononcé le nombre, quelqu’un l’a noté à son insu. On peut compliquer le jeu davantage : pendant qu’il est dehors, on confie un nombre à quelqu’un, ensuite nous invitons cette dernière personne à le proposer au premier – et ainsi de suite. J’affirme que j’ai obtenu des résultats étonnants, la victime ne sait plus à la fin s’il est fille ou garçon, il se souvient d’avoir toujours été un médium génial, il s’en vante, s’en enorgueillit. Tout ce procédé ne ressemble-t-il pas à une première théâtrale où les intimes décident d’assurer le succès à l’auteur ?

Un autre jeu qui ressemble au précédent mais en plus frappant, est le jeu de mémoire. J’attire l’attention de la compagnie sur ma mémoire exceptionnelle : je feuillette n’importe quel livre une seule fois et je le connais par cœur. Ils sont incrédules ? Eh bien, je prie n’importe qui de noter un nombre de trois chiffres, de le retourner, de faire la soustraction, de le retourner encore une fois, de l’additionner – il doit prendre les deux derniers chiffres du résultat obtenu, ouvrir le livre à la page correspondante et s’arrêter à la ligne correspondant aux deux premiers chiffres : là je récite la ligne en question. Gros succès ! Car personne ne connaît ce grand secret de l’arithmétique plus miraculeux que le jeu : qu’on exécute l’opération ci-dessus avec n’importe quel nombre de trois chiffres, on obtient toujours le même nombre mystérieux et invraisemblable, mille quatre-vingt-neuf.

Un autre jeu de mémoire qu’on joue : la première personne dit un mot et les suivantes en ajoutent un autre et récitent toute la chaîne. C’est un professionnel du textile qui tient aujourd’hui le record avec cinquante mots.

Ceci prouverait que l’intelligence moyenne (et son test, la capacité de mémoire) a augmenté. Mais essayez le jeu de boum qui consiste à énumérer les chiffres en ordre dans une société, et remplacez chaque chiffre sept ou les multiples de sept par le mot boum. Vous vous amuserez beaucoup. Dans une société de vingt personnes, en présence de deux professeurs universitaires de mathématique parmi les joueurs, nous y avons joué par élimination (celui qui fait une erreur est éliminé et les autres recommencent au début), nous avons été incapables d’arriver jusqu’à cent, au prix de plusieurs heures d’effort.

Nous vivons le temps des génies en toutes choses. Mais nous ne savons pas compter jusqu’à cent.

 

Színházi Élet, 1933, n°46.

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[1] Poème épique de Mihály Vörösmarty (1831).