Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ThÈme recherche Écrivain
N’en faisons pas un mystère, évitons les
périphrases, ne le dissimulons pas derrière des symboles, ne lui
attribuons aucun sens figuré. Le thème dont il s’agit est
l’amour terrestre immortel et pourtant plus éphémère
que quoi que ce soit, cet excès ou ce superflu, le plus ordinaire et
pourtant si différent de tout autre besoin ordinaire, ce plus qui ne
peut être classé nulle part et ce manque que rien ne peut
remplacer, qui, après pesée matérielle et spirituelle de
l’homme descendant de la flore et de la faune, déjouant les
calculs scientifiques les plus approfondis, qui n’a pas cessé de
peser dans la balance. Le Thème, l’unique thème dont
même la philosophie a reconnu non sans quelque dégoût
qu’elle ne savait pas quoi en faire, il convient de le rendre sans y
toucher au malheureux qui l’a envoyé dans le but de le faire
examiner.
Qu’il aille voir le poète,
c’est son affaire à lui, qu’il en fasse ce qu’il
voudra.
Et il en a effectivement fait tout ce
qu’il a pu, pendant des millénaires, jusqu’au milieu du
dix-neuvième siècle, en chansons et en poésie, sur les
lyres les plus variées. Au milieu du dix-neuvième siècle
il l’a une nouvelle fois prêté aux sciences descriptives
à l’incitation de Stendhal ; suivirent quelques décennies
durant lesquelles on était sur le point de s’imaginer qu’on
finirait par réussir à l’analyser dans la cornue, à
le synthétiser à partir de composants, à l’extraire
du royaume de la poésie, à le transformer en un objet de
connaissance pure, à le transférer dans la compétence des
sciences naturelles ou, dans le pire des cas, dans celle de la psychologie,
investie d’une légitime autorité. En ce temps-là
Flaubert le modéré, Zola le radical, Balzac le cruel, Ibsen le
prudent, Strindberg le sévère statuaient sur son sort,
jusqu’à ce qu’enfin Shaw le toujours occupé finisse
par transférer toute cette affaire devant le tribunal des bagatelles. Et
puis une fois de plus des forums scientifiques ont repris le désormais
imposant dossier : l’ère de la psychanalyse est
arrivée avec l’idée d’assumer le
"complexe", laissez-la faire, elle va s’en charger.
Elle s’y attaqua en effet avec une
assiduité digne de respect, elle a étudié le
matériel et en ce qui la concerne elle a tout radiographié une
nouvelle fois. Résultat : diagnostic et thérapie, sciences
médicales. Les disciples de Freud étaient plutôt satisfaits
de cet arrangement, mais le Thème ne s’apaisa pas pour autant. Il
les remercia bien humblement, s’il faut appeler cela une maladie, alors
c’est une maladie dont personne ne souhaite guérir et lui, il
persiste à penser que les cerveaux et les cœurs dignes de son rang
n’ont toujours pas daigné s’occuper de lui.
Entre-temps les acteurs des genres
littéraires, contents de s’en être débarrassé
ont déjà presque failli tout oublier ; ils se sont
découvert de nouveaux terrains de chasse et ils s’y sont
jetés dans un retentissant hallali. Le roman et le théâtre
modernes et même la poésie ont de plus en plus souvent
"choisi" des thèmes sociaux, collectifs ; il y eut ensuite les
grands problèmes économiques et politiques de
l’époque, des destins individuels déterminés par la
société. Parmi des thèmes si formidables, le petit jeu de
l’amour ne pouvait faire figure que d’intermède ou de
fioriture, il ne pouvait nullement avoir la prétention
d’être placé au centre.
Alors, le Thème
délaissé prit un jour la route à la recherche d’un
écrivain.
Il frappa d’abord à la porte
du prix Nobel Sinclair Lewis.
- Je suis venu te voir. Écris-moi,
je suis le Thème.
L’écrivain sourit avec
raffinement :
- Allons, allons. Disons plutôt
un thème parmi d’autres.
- Non. Pour toi il n’y a et il
ne peut y avoir autre chose que ce qui a brisé les instruments de tous
les experts. J’ai quitté le poète analphabète des
légendes fleuries et après un long détour je suis revenu
à toi – me voici, tu peux constater que j’en suis encore
réduit à avoir recours à toi. Et pour toi pas
d’autre solution que moi. Daphnis et Chloé, Paul et Virginie, Roméo
et Juliette sont du passé – qui donc pourrait évoquer de
nouveau l’invention la plus singulière, la plus géniale de
la vie, la trouvaille inimitable de l’esprit de la Lumière et de
l’Obscurité, moi, amour de l’homme et de la femme sur la
Terre ? Écris-moi, des yeux asséchés,
assoiffés, aspirent aux larmes, des cœurs refermés
aimeraient s’ouvrir, les jeunes ont hâte d’espérer et
les vieux de se souvenir – écris-moi, la vraie gloire digne et
authentique t’attend !
L’écrivain secoua la
tête.
- Il est trop tard. Le grand
œuvre auquel je travaille représente une usine et une grande ville,
avec des milliers de personnages. Il n’est pas pensable d’y
épingler le poète au hasard de l’inspiration.
Dorénavant de telles bergeries entraînent des conséquences
fâcheuses dans l’art pur et objectif. Ce qu’un romancier peut
offrir ? Livre d’images et miroir ; en bons photographes nous
concentrons au foyer de notre lentille les rayons de la vie qui brille de tous
ses feux. La société souhaite se reconnaître par mes yeux
– nous n’avons pas le choix, c’est elle qui ordonne le
thème, à notre charge reste la composition. Adresse-toi
peut-être à mon excellent ami, le dramaturge populaire, il est
mieux placé pour traiter d’affaires privées
reflétées par le destin de deux personnes.
Le Thème se rendit chez le grand
auteur dramatique Lajos Zilahy[1].
Celui-ci l’écouta jusqu’au bout atten-tivement.
Puis, étonné, il haussa les sourcils.
- Bon, et alors ? Et puis après ?
- Comment ça, après ?
- C’est tout ? Ce n’est
même pas suffisant pour un premier acte. Je pourrais tout au plus
l’utiliser comme préambule ; la scène a besoin
d’action, mon cher ami, d’action et pas d’états
d’âme. Je veux bien croire que les deux héros dont vous
parlez s’aimaient tendrement, qu’ils ont eu beaucoup de chagrin
quand les sentiments se sont envolés, mais où sont les
complications ? Il faudrait une troisième, ou même une
quatrième personne qui par hasard…
Le Thème sursauta, enthousiaste :
- Par hasard ?! Alors moi, je vais
voir le célèbre auteur de romans policiers !
Gaston Leroux l’accueillit
volontiers. Il lui demanda gaiement :
- Où le crime s’est-il produit ?
- Là-dedans, en plein cœur
– commença à expliquer le Thème.
L’auteur le repoussa.
- Ce n’est pas mon rayon.
D’une part c’est trop connu, d’autre part c’est
beaucoup trop inabordable. Je ne peux pas bâtir sur des
métaphores. Pour moi, plutôt que la flèche de Cupidon, je
trouve plus utile un tir bien ajusté par lequel le mari trompé
tente d’abattre son rival. Veuillez plutôt vous en remettre au poète
lyrique.
Il trouva Ernő
Szép[2] au café :
il suivait justement des yeux une goutte d’eau qui coulait sur le carreau
de la vitre, en rêvassant.
- Voyez-vous – dit-il,
rêveur, sans même regarder le Thème – c’est elle
que j’aimerais une bonne fois saisir et bien fixer : tous les petits
détails. Je la qualifierais de petite sculpture de la poésie,
artistiquement parlant cela pourrait être bien plus grand, tout comme
Benvenuto Cellini est plus grand que le Tintoret. Une goutte d’eau qui glisse,
un cheveu sur la table, un morceau de sucre renversé sur le
côté de la cuillère à café. La grandeur se
dissimule dans l’infime détail. Mon unique ambition est de
décrire l’état d’âme du parasite de la malaria
ou celui du pollen. Vous pourriez peut-être vous adresser à
quelque poète débutant qui rêve d’écrire une
épopée à la manière des maîtres classiques.
Mais le Thème le remercia
humblement, cette proposition blessa sa fierté.
Il disparut et nul écrivain
professionnel ne le revit plus. Le soir, fatigué, il entra dans un
cabaret. Le chanteur débitait justement sa rengaine dans le micro,
d’un air blasé :
Merci de m’avoir adoré
Et d’avoir sur moi tant veillé
Mais de fleurs, plus ne m’envoyez
Jamais…
Quelque chose remua dans l’âme
du Thème. Son nez se crispa. Il sortit un mouchoir et il y souffla ses
larmes.
Les larmes qu’il aurait dû,
lui, tirer des yeux du lecteur.
Pesti
Napló, 19 novembre 1933