Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"exposition d’objets de mauvais goÛt"

 

Avec mon excellent ami, l’expert Elek Falus[1] (celui qui connaît le bien dans un domaine y est aussi expert de tout ce qui y est mal), nous projetions depuis longtemps une exposition de ce genre.

En tant que repoussoir, nous pensions qu’une halle permanente populaire, spectaculaire, servant à présenter au public tout ce qui dans la mode, en habits, en équipement de logement, éventuellement dans la littérature, voire dans les formes de relations sociales, comme de mauvais goût et donc à éviter, serait le meilleur moyen éducatif au bon goût.

Ce genre d’enseignement démonstratif est toujours plus approprié que la distinction théorique ; la grande masse, pardonnez-moi, doit être éduquée un peu comme un gentil petit chien que l’on veut habituer à la propreté. Un geste énergique vaut mieux que cent coups de pied et réprimandes, si nous cognons son nez dans la vilenie avec laquelle il a enlaidi le salon.

L’éducation esthétique est le moyen le plus simple d’avertir l’âme flexible de ce qui n’est pas beau.

C’est à l’occasion de la dernière série de mes Ainsi vous écrivez que les critiques ont constaté qu’on pourrait la qualifier de manuel du goût littéraire pour la simple raison qu’on peut trouver dedans de façon démonstrative tout ce qui est de mauvais goût en littérature.

Arrêtons-nous là pour une minute.

On peut en effet lancer la question s’il est de bon goût qu’un écrivain évoque son propre livre. Est-ce que ce n’est pas tomber dans la faute d’outrecuidance publicitaire, un geste du plus mauvais goût ?

La réponse est simple. S’il l’évoque au bon endroit, afin de servir un exemple objectif pour la question lancée : non seulement il ne peut pas s’agir d’outrecuidance, mais l’auteur fait plutôt preuve de modestie lorsqu’il évalue toute l’œuvre si bas qu’il la juge digne de l’exposer en exemple sans prétention dans un problème d’intérêt général.

D’un autre côté il est vrai qu’il n’est pas de bon goût non plus de se vanter de sa modestie. Mais, comment serions-nous parvenus autrement à la définition première et très importante du mauvais goût, qui sonne à peu près comme ceci : tout ce qui n’est pas à sa place est de mauvais goût.

Les Français disent : mal à propos, mal venu. Rire à un enterrement, un sermon onctueux dans une compagnie de joyeux lurons.

Un autre critère essentiel du mauvais goût (et celui-ci relève déjà du monde de la mode) est la désuétude.

Cela me donne l’occasion de faire une fine distinction.

Entre vieux et vétuste il y a une grande différence.

Le vieux n’est jamais de mauvais goût, tout au plus est-il bizarre, grotesque, surtout parce qu’il n’y a plus rien d’autre que le souvenir direct qui nous y relie. Le vieux, c’est l’histoire dont les siècles nous séparent. Mais le vieux jeu, le vétuste, le souvenir direct d’un passé proche, est forcément de mauvais goût.

On peut imaginer quelqu’un qui longerait l’Avenue Andrássy vêtu d’une toge. On le prendrait peut-être pour un fou, certainement pas pour un homme de mauvais goût. Mais on rira toujours de la mode d’il y a vingt ans.

La même chose vaut aussi pour l’art de la conversation. On peut citer Socrate, mais on ne peut pas faire le beau auprès d’une dame en disant que « ses yeux sont le miroir de son âme », ce serait de mauvais goût, car cette image a été inventée dans les années 1880 et elle a été trop usée depuis.

Dans la courte série qui suit, je réunis un bouquet de mauvais goût dont le caractère vient d’être expliqué. J’ajoute seulement que ce que j’ai dit du proche passé, vaut également pour le proche avenir. Le prophète qui prédit comment sera le monde dans mille ans, est peut-être un exalté, mais il n’est pas de mauvais goût. Celui qui veut s’habiller, parler, se meubler à la façon qui sera la nôtre d’après lui dans dix ans, tombe dans le mauvais goût, comme les futuristes ou les parvenus de la "Neue Sachlichkeit[2]".

Par conséquent une chambre meublée exclusivement de meubles en tubes métalliques est tout autant de mauvais goût que le reps d’un mobilier Biedermeier. Le goût est l’instinct de ressentir l’esprit de son temps.

D’autres exemples de mauvais goût, au hasard, comme ils me viennent à l’esprit.

Des objets "farce" achetés dans des bazars ou à un marchand ambulant dans un café, avec lesquels le maître de maison veut amuser ses invités. Un crayon dont la pointe de graphite se courbe quand tu veux écrire, un étui à cigarettes où ton doigt cogne une vitre quand tu veux te servir, une longue-vue qui frictionne d’eau ton œil quand tu essayes de regarder dedans, un verre dont le vin dégouline sur ton gilet parce que le farceur "spirituel" a fait un trou invisible sur le côté. Le savon qui chante cocorico, le cigare qui te pique la paume de la main, le petit pain qui se met à vibrer et least, not last : l’écriteau bien polisson "petit homme cholérique" au fond d’une boîte.

Je placerais à l’endroit le plus en vue dans mon exposition des objets en proche parenté avec ceux-là : ces "trouvailles" qui donnent un caractère "amusant" à la forme d’objets destinés à un usage manuel ou portés en poche.

Briquet en forme de revolver. Revolver en forme de briquet. Bibelots suspendus à la chaîne d’une montre. Images coquines émaillées sur l’étui à cigarettes. Stylo musical. Bouteille de vin qui a la forme d’une grappe de raisin ou d’une main tenant une bouteille. Poisson peint sur le plat à poisson, fruits peints sur le service à fruits. Évoquons aussi des ustensiles tellement répandus qu’on n’en remarque même plus le mauvais goût, pourtant ils prennent leurs racines dans le même "esprit original" que les autres. Permettez-moi également d’exprimer mon antipathie sincère pour les "bas à flèches" dont la pointe de flèche désigne avec une tendance pétillante d’esprit la direction vers laquelle s’emporte l’imagination qui vole haut, lorsque apparaît dans son champ visuel une jambe féminine "galbée".

Les "cadres de photos", soit au mur, soit sur une table, sont eux aussi d’un extrême mauvais goût. D’ailleurs, il convient de surveiller la photographie : d’une part elle évoque le monde des possibilités les plus artistiques, d’un autre côté elle laisse un vaste terrain à faire valoir le plus mauvais goût. Deux exemples effrayants : un portrait dans un coin du papier à lettres et une photo sur la tombe représentant la pauvre tante Málcsi vingt-cinq ans avant sa mort avec un chapeau grand comme une meule plantée sur sa tête glorieuse.

Une attitude morne là où la situation est déjà passablement sérieuse, les blagues dissimulées là où l’atmosphère est déjà assez libérée – sont également de mauvais goût. Ne cherchons pas des expressions poétiques dans nos lettres de condoléances et ne truffons pas de flonflons spirituels une invitation à une fête.

Et voici le deuxième principe : pour communiquer la nouvelle d’un malheur, n’affichons pas une mine contristée, et ne racontons pas une blague en blaguant : une double négation est une affirmation, et un fusil deux fois chargé tire souvent en arrière.

Et pour terminer avec bon goût : j’aimerais évoquer les sacs de toile brodés suspendus dans des coins discrets de la cuisine et portant l’écriture polissonne et coquine mais d’un goût certain : « Ni à lire ni à écrire ne doit servir, mais le remplir ».

J’aimerais que mon cher lecteur considère mes sérieux avertissements comme un article, sans y chercher aucun objectif "de bon goût".

 

Pesti Napló, 24 novembre 1933.

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[1] Elek Falus (1884-1950). Graphiste et décorateur, proche des écrivains de Nyugat.

[2] Nouvelle Objectivité.