Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ESPÉRANTO ET EUGÉNISME

À propos d’articles de Zilahy

Je lis avec grand plaisir dans Pesti Napló les articles intéressants de Lajos Zilahy[1], car au-delà du sujet (régulation des naissances, voire stérilisation) cette foi enthousiaste et cette conviction solide avec lesquels mon excellent confrère écrivain prend les armes pour la victoire d’un idéal majeur me font un grand effet. Que cet enthousiasme soit si important dans l’histoire de l’échec ou de la victoire des idéaux, je l’expérimente sur moi, puisque j’ai aussi feuilleté quelques livres scientifiques sur ces mêmes questions, pour ou contre, et pourtant ce ne sont pas eux mais l’envie et l’intention propagandiste que Zilahy y a puisées qui m’ont inspiré.

 

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Oui, c’est comme ça, l’avis d’un homme talentueux (a fortiori s’il s’agit d’un parent par l’esprit) sur un sujet est un moyen toujours plus opportun que l’objet lui-même, pour éveiller notre attention : c’est ainsi qu’il arrive que des questions insolubles d’une immense portée disparaissent parfois de l’ordre du jour pendant des siècles, ne trouvant pas d’homme pour brandir la lance, jusqu’à ce qu’arrive un talent impatient ou un génie pour secouer l’intérêt de ses appels au combat, pour réchauffer et réactualiser le problème. C’est justement pour cela que j’en veux un peu à Zilahy, parce qu’il n’en a pas fait autant il y a un an lorsque j’ai organisé un débat autour d’une langue artificielle unissant le monde (en l’occurrence la forme la plus belle et la plus pratique d’une telle langue véhiculaire, l’espéranto), invitant mes confrères écrivains à y prendre position. Ce jour-là la réponse de Zilahy a été brève et négative. Il a bien écrit quelques mots pour dire pourquoi à son avis une langue universelle ne peut pas être une solution réalisable, mais lorsque, au cours du débat, nous avons réfuté chacun des arguments (car il est impossible de construire des arguments négatifs acceptables et décisifs contre l’espéranto) il a simplement clos le débat par un raccourci : pour lui rien dans cette affaire n’était sympathique et il ne souhaitait pas s’en occuper. En y incluant ce rôle des affects il a renforcé mon soupçon que d’ailleurs j’ai soulevé dans le débat, qu’il existe certaines exigences nécessaires et brûlantes, en principe résolues, du développement de la culture et de la civilisation humaines (et l’espéranto est une de ces exigences), qui ne peuvent pas convenablement s’épanouir dans la pratique car leur solution de principe est tellement sans défaut qu’elles ne prêtent pas le flanc à des objections sérieuses. Impossible de livrer un combat sanglant là où il n’y a pas de lutte, et il ne peut donc pas être question de victoire : toute l’affaire est stagnante, ne peut ni péricliter ni sortir victorieuse. À la fin le combattant passionné des idéaux risque de lui en vouloir, comme on en veut à une belle femme d’une beauté immaculée et parfaite envers laquelle on ne peut envisager de faire violence, et qui ne peut donc pas non plus nous séduire : son insuccès réside dans sa perfection.

 

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Heureusement la théorie de l’eugénisme n’est pas une chose aussi parfaite, elle a donc une bonne chance de se réaliser dans la pratique. Elle chauffe l’utopiste d’espérances attirantes et séduisantes, elle dessine un alléchant jardin d’Éden devant son imagination, le mirage d’une société humaine parfaite où une foule d’êtres humains sains, au corps et à l’âme sans défaut bénissent leur Dieu et nous qui avions préparé la venue de cette époque lumineuse. L’humaniste, lui, prend en horreur ces règlements cruels et draconiens, qui écrasent tous les critères "tatillons" sentimentaux et qui entraînent un "désherbage" humain. En tout cas la lutte sévit, et il n’est pas exclu que les utopistes l’emportent, même face à un adversaire aussi brillant que par exemple Chesterton qui dans son livre intitulé Eugenic and other evils (L’eugénisme et autres fléaux) qualifie les apôtres de la purification raciale de fous et de criminels.

En débatteur chevaleresque, je n’abuserai pas de l’arme de Zilahy dans l’affaire de l’espéranto. D’ailleurs je ne pourrais pas le faire de bonne foi, parce que je mentirais si je disais que pour moi l’idée de l’amélioration de l’espèce serait antipathique. Elle ne l’est pas du tout, je suis moi-même un utopiste optimiste, et toute rêverie et toute expérimentation me remplissent d’une joie juvénile si le but est de préparer une victoire finale de la raison  et de la force créatrice humaines, dans la société et sur la nature et, s’il le faut, même malgré la nature.

En revanche si j’étais député et je devais voter ici et maintenant sur l’adoption de la loi sur la stérilisation, je réfléchirais deux fois, et même, si le texte m’était proposé tel que rédigé en Allemagne, je voterais absolument contre.

Voici mon argumentation :

En ce qui concerne les handicaps physiques, il en existe un grand nombre qui sont non seulement non incompatibles avec le développement des forces intellectuelles supérieures, mais parfois en sont la condition nécessaire. Dans d’autres cas ils sont tout au moins indépendants les uns des autres. Il est possible qu’Homère et Milton devaient leur cécité à des ancêtres infirmes, il est possible que Beethoven et Newton devaient leur surdité à des ancêtres infirmes, il n’empêche que c’est à eux que l’humanité doit l’Iliade, la loi binomiale et la neuvième symphonie.

Stériliser les fous et les aliénés ? Mais en ce qui concerne ceux que l’on appelle les malades psychiques comme les schizophrènes et différents maniaques…

Aucun psychiatre sérieux, s’il n’est pas lui-même dérangé, ne peut affirmer la conscience tranquille au stade actuel de la science, que nous connaissons avec certitude la substance et la nature de ces maladies, en particulier du point de vue de l’hérédité. Une chose est certaine (j’ai appelé un jour cette certitude "la loi de la relativité des âmes") : s’agissant d’âmes ou de raison, nous n’avons pas d’autre échelle qu’une autre âme ou une autre raison, nécessitant aussi une échelle, donc sans étalon absolu de référence. En tant qu’humoriste pratiquant je pourrais rappeler non sans fondement que les humanistes considèrent les eugénistes comme d’absolus cinglés, aussi bien que les eugénistes doutent de la santé mentale des humanistes ; c’est-à-dire qu’en ce moment les uns se trouvent face aux autres comme le rabbin et le moine dans la malfamée Dispute de Heine : le rabbin serre déjà le couteau dans sa main pour raccourcir son adversaire à convaincre (d’une façon assez radicale), alors que le moine pousse le rabbin tout entier à monter sur le bûcher. Il est très difficile de trancher dans les questions de compétence. Je peux utiliser moi aussi comme Zilahy la citation de Shaw, dans une autre interprétation : s’il est vrai que le monde politique actuel est un immense asile de fous, ne faut-il pas craindre qu’il nous arrive ce qui est arrivé à la direction de l’asile de fous dans une nouvelle de Poe, que les fous ont enfermée pour prendre sa place ? Dans ce cas, attention ! Le couteau à stériliser se trouvera entre leurs mains.

Dans l’état actuel toute cette théorie sur l’héritage et la transmission, en particulier dans son application sur l’homme, est un ensemble riche en hypothèses et en découvertes attendues, mais encore en bouillonnement. Le mendélisme, la science des gênes et des gamètes, celle des réflexes conditionnés, ne font pour le moment que chercher avec un zèle louable les similitudes par l’étude du monde animal et végétal, sur la base de laquelle il décrit sans faille l’homme et son espèce. Mais ce qui est similaire n’est pas identique.

Je crois, moi aussi, que la première condition d’une recherche sérieuse est l’objectivité.

Mais pour lui-même l’homme ne peut pas simplement être un objet : à cet instant (d’une manière paradoxale) c’est la plus grande objectivité.

Il convient d’attendre jusqu’à ce qu’un infirme ou un malade, éventuellement un génie que ses contemporains prennent pour fou, prononce le dernier mot dans ces questions gigantesques et décisives de la génétique.

D’ici-là ne touchons pas à l’eugénisme.

 

Pesti Napló, 10 décembre 1933.

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[1] Lajos Zilahy (1890-1974). Romancier et dramaturge hongrois, émigré aux États-Unis en 1948.