Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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JEUNESSE ENTHOUSIASTE ?

Bougonnement d’un vieux révolutionnaire

Hier soir je me suis retrouvé parmi des étudiants de vingt ans, dans un de leurs cercles où ils se réunissent régulièrement pour débattre de questions théoriques. C’est un sujet très intéressant qui était à l’ordre du jour. Le conférencier ne développait en effet rien de moins que la question du pan européanisme, et, au-delà, le sujet des États-Unis d’Europe : comment les construire et où en est ce mouvement. J’attendais avec passion les interventions : la vaine illusion de cette ancienne "rencontre avec un jeune homme" me hante toujours, dès que des idéaux que l’on peut qualifier d’éternels reviennent sur le tapis entre des gens d’âges différents ; de toute façon, je suis un proeuropéen, et beaucoup d’autres choses. Eh bien, excusez-moi, les enfants, je dois vous dire que vous ne m’avez pas apporté grand-chose à ce débat ; qui pourtant devrait nous enseigner après la mort de nos maîtres désuets, sinon des jeunes ? Les garnements qui intervenaient expédiaient sans exception l’enthousiasme du conférencier d’un scepticisme sarcastique - l’Europe unie est un beau rêve et une belle utopie, balançaient-ils d’un revers de main, il faut vraiment être un idolâtre naïf pour l’imaginer possible ; tous les signes prouvent le contraire, la séparation des nations est de plus en plus tranchée, les foules ne sont pas menées par le désir d’un État meilleur et plus juste et par celui du chemin qui y conduit, mais elles sont dirigées par des forces économiques et sociales face auxquelles, de même que face aux lois de la physique, la reconnaissance d’un mieux pour l’individu ne sert à rien. Ils portaient à leurs lèvres les théories de Marx et le matérialisme historique. Je ne trouvais pas ma place, je gigotais sur ma chaise, je tendais l’oreille, un peu inquiet en me disant qu’il y aurait bien un jeune homme quelque part, derrière moi, pour sursauter, frapper du poing sur la table et dire d’une voix d’airain : « mes frères, il ne s’agit pas de savoir si c’est possible ou pas possible - il s’agit de ce qu’il le faut parce que nous le voulons ! Nous devons immédiatement nous transformer en un comité révolutionnaire et adresser un manifeste à la Société des Nations ! » Tout au moins c’est l’image de révolutions exigeant de grands changements qui vit en moi aujourd’hui encore. Pet­őfi et Camille Desmoulins, si je me rappelle bien, n’étaient pas tellement soucieux que plutôt furieux contre la thèse des régimes en cours, clamée de tout temps, que les choses sont telles qu’elles sont, parce qu’elles ne peuvent pas être autrement. L’homme est homme pour retourner et arrêter s’il le faut la roue du Destin - ce truc a déjà réussi une ou deux fois dans le champ de la Loi de la Vie, ou même de la cruelle Mécanique, grâce à des révolutions scientifiques ; pourquoi ne serait-ce pas possible justement dans la Société ? Pourquoi serait-ce Marx qui aurait raison, et pas plutôt Bergson, qui proclamait le principe de l’Évolution Créatrice ?

 

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Plus tard, en rentrant lentement à la maison, j’ai analysé et reconsidéré mon emportement. Du calme ! Petőfi et Camille Desmoulins ne sont pas les véritables représentants de cette révolution éternelle à laquelle j’avais pensé, celle qui n’a qu’une seule devise permanente dans la société, dans la science et dans l’art, la négation de toute permanence ; le verbe classique : nunquam revertar, ne jamais revenir sur ce qu’on a déjà essayé. Et Danton qui fanfaronne dans la pose des rhéteurs grecs n’est pas un vrai révolutionnaire non plus, pas plus que le héros du svastika ; et le jeune Spartacus n’était pas plus révolutionnaire que les géants de la renaissance ; dans un certain sens noble ceux-ci étaient contre-révolutionnaires, lorsqu’ils exigeaient le retour de la brillante culture des temps anciens qui avait été balayée par la révolution du christianisme. Néanmoins la révolution est blottie là quelque part, dans ces mots prudents et acerbes que j’ai entendus : ce qui m’y manquait, ce n’est pas la révolution mais la jeunesse, justement la jeunesse - ce n’est pas la même chose, et à quel point ce n’est pas la même chose, jamais nulle part cela n’est mieux apparu que justement dans l’Europe d’aujourd’hui.

 

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Un vrai révolutionnaire ne peut pas être un homme jeune. Une approche superficielle confond deux phénomènes : l’enthousiasme sentimental accompagnant la jeunesse d’une part, et d’autre part ce désir fanatique d’action avec lequel la jeunesse reprend les résultats déjà acquis du principe d’une révolution. La lutte elle-même, la révolution, est toujours menée par des hommes d’âge mûr, assagis, objectifs, j’irai jusqu’à dire désabusés, ou si vous préférez : ce sont eux qui la provoquent. Derrière les théories éclairantes qui traînent les vieux régimes dans la poussière, dont la révolution est une tentative de mise en pratique, on est réveillé par des têtes barbues et ridées : Voltaire, Rousseau, Marx. Mais ce n’est que trop naturel. Indépendamment du fait que plus longtemps un homme enthousiaste jouit des plaisirs d’un régime établi, plus il en découvre les fautes ; à un homme vieillissant il reste moins à vivre, mais moins aussi à perdre, il prend plus facilement des risques. Il faut une certaine sécurité pour faire la révolution - et le courage nécessite de l’expérience : ne confondons pas l’enthousiasme et le courage. Petőfi était enthousiaste, mais le vrai héros de la guerre pour la liberté était le vieux rusé papa Bem - le premier a surévalué la liberté, alors que le dernier ne voulait plus de la tyrannie, il en était dégoûté. Sans nul doute il faut être né pour devenir révolutionnaire - ce n’est pas une gestation de neuf mois qu’il faut pour faire naître un révolutionnaire, mais de quarante ou cinquante années.

 

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Comparez la "lettre pastorale" récemment parue de Thomas Mann contre l’hitlérisme victorieux de nos jours, avec la liesse saoule d’une grande partie de la jeunesse allemande qui s’enthousiasme pour Hitler, représentant typique d’un pouvoir lié à une personne (en un terme dépassé : la tyrannie). L’un est le feu de l’intelligence pure, la logique, la raison chauffée à blanc ; l’autre est flamboiement, feu et fumée, flamme de l’imaginaire. Seule la jeunesse peut vraiment s’enthousiasmer pour la tyrannie dans sa cécité béate et naïve qui l’amène à confondre obstinément Christ et Barabbas. La garde prétorienne est généralement composée de jeunes, pour défendre le tyran - non contrainte, comme le supposent les romantiques, mais par conviction et foi pure - au moins autant parmi eux sont tombés qu’il y a eu de martyrs de la lutte contre la tyrannie. C’est ainsi que se trouvent face à face en Allemagne, exemple symbolique, d’une part la révolution de la tyrannie, avec sur sa bannière flottante, agitée par le vent, le portrait d’un visage offusqué et entêté dans son amour-propre (ne l’avez-vous pas remarqué ? Ce visage est morne et constamment vexé, on se demande pourquoi), face d’autre part à la tyrannie de la révolution qui tient devant elle sous couverture rouge un Code de la Loi, l’œuvre de la Théorie Abstraite, tel Moïse ses tables de pierre sur le mont Sion.

 

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Pendant ce temps, je le lis dans les statistiques, la grippe, le cancer et le suicide se répandent en Europe de manière effrayante.

Il conviendrait de demander aux suicidaires une minute avant la survenue de leur "trouble instantané d’esprit", lequel ils choisissent.

 

Pesti Napló, 5 février 1933.

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