Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BAS DE CUIR ET OISEAU MÉCANIQUE

Ce n’est pas de la politique, parole d’honneur

Limage change. Trois semaines plus tôt l’Allemagne offrait encore le spectacle de l’État utopique d’une nouvelle expérience de philosophie sociale (cf. mon essai sur le livre de Benn[1]), la réalisation du rêve d’Übermensch de la volonté populaire formulée en une seule voix par Schopenhauer et Nietzsche (j’espère que j’ai réussi à exprimer cela suffisamment à l’allemande), et nous étions tous convaincus que, quoi que nous pensions de cette unité, c’est une unité si unitaire qu’elle n’a que rarement existé dans le monde, surtout si on précise qu’elle n’a pas été bâtie sur des intérêts, mais sur des bases philosophiques. Il s’est avéré depuis, que survivent néanmoins des moignons de certains différends même dans le corps de l’Empire de la Grande Unité, et ces moignons ont contraint la sagesse gouvernementale à certaines actions dont les principaux représentants ont baptisé ces actions du nom de "nettoyage". Pour les grands instituts de blanchissage, tels Kovald et Cie[2], c’est certainement un honneur que Monsieur Goering ait emprunté à leur vocabulaire le terme désignant le nouveau type de procédé politique et administratif ; ce monsieur Goering qui a assumé la responsabilité de laver, nettoyer et même passer au fer le linge de l’Allemagne (y compris les dessous), avec garantie et livraison à domicile. En revanche, pour un observateur non politique ne disposant ni d’inférieurs ni d’institutions de blanchissage, mais accoutumé aux terminologies précises des bons vieux temps, couvrant correctement les notions, l’application à des occurrences moins modeste, de ce modeste terme "nettoyage" paraît contestable. Comment dit déjà Cicéron dans son discours contre les voleurs de statues ? « Quemadmodum ipse appellatum studium – ut Siculi : latrocinium. »[3] Eux, ils l’appellent "étude" – d’autres l’appellent courage. « Ego, quo nominem appellam, nescio – res vos proponam. » Comment dois-je l’appeler moi, je l’ignore – je vous laisse décider.

 

*

 

Ou plutôt, bien sûr que je le sais. Dès que je ne fais pas de politique et je ne me laisse pas envahir par la colère et la fureur (les deux sont apparemment une et même chose). Devant mes yeux observateurs et méditatifs l’image transformée s’éclaircit aussitôt. Et même, c’est alors que pour la première fois deviennent compréhensibles les figures et les illustrations de ce roman d’aventures fantastique allemand, que le peuple d’Europe lit, effaré, en feuilleton, et dont les premiers chapitres ont été troublés et rendus obscurs et incompréhensibles justement par l’introduction sociophilosophique susmentionnée.

Enfin on voit clairement de quoi il s’agira, nous sommes enfin "en pleine action". C’est une histoire authentique, passionnante et entraînante.

Et brusquement, en rapport avec une heureuse association d’idées, le genre du roman s’éclaircit également devant mes yeux.

L’association d’idées concerne celui qui incarne le nouvel ordre allemand, le chancelier Hitler.

J’ai lu à son propos il y a environ dix-huit mois dans une description confidentielle, concernant son goût en littérature et sa culture, que ses écrivains préférés sont, aujourd’hui encore, à l’âge adulte, les aimables chantres de l’imaginaire lycéen : Karl May et Cooper[4], deux éminents piliers du romantisme indien d’Amérique, le Homère et le Hésiode de Bas-de-cuir et du monde des Indiens apaches.

Ben oui, Karl May et Cooper, et non le monde des légendes aryennes germaniques, pas le Kalevala, pas la Consolation d’Odin ni la Chanson des Nibelungen, comme aurait pu le supposer (et le suppose) un professeur allemand d’histoire de la littérature, admirant en la personne du Führer le recréateur de la vertu germanique ancienne.

Siegfried ! Victoire et paix ! Ennuyeuse sagesse allemande et respect de la loi !

Dans les héros modernes du courage et de l’action se manifestent un tempérament bien plus dynamique, jeune et aventureux, le goût d’entreprendre.

Observez bien le style. Un véritable… roman d’Indiens !

Viennent tout d’abord toutes sortes d’insignes. Des figures exotiques, des symboles cabalistiques, cousus, brûlés, soudés, piqués sur tous les ustensiles imaginables, tatoués dans la peau, accrochés au drapeau. Une petite société mystérieuse, membres d’un club de potaches mastiqueurs politiques, une sorte de bande des gars de la rue Paul[5] quelque part à Munich, ils collectent leur mastic et élisent le Grand Chef, qui par-dessus le marché n’est même pas un élève du lycée, il s’est mêlé aux lycéens, venu d’une école d’apprentissage. Viennent ensuite la chemise brune pour se distinguer des tenues des visages pâles, et le Grand Serment, à la vie à la mort, au nom de la solidarité tribale. La petite société deviendra populaire, au début elle amusait, elle faisait rire, le Simplicissimus[6] (à présent mis au pas) n’arrivait pas à fournir assez de caricatures, la curieuse moustache du Grand Chef inspirait irrésistiblement les caricaturistes.

Ensuite la chose prend un tour sérieux.

Le peuple du Pays des Brouillards se frotte les yeux, étonné, il s’éveille à son erreur : mais ceux-là ne sont pas du tout les gars de la rue Paul, ce sont des hommes d’État sérieux, tout au moins c’est ce que la situation exigerait puisque des hommes d’État sérieux se sont retirés pour leur céder la place ; la comédie s’est transformée en tragédie, le Simplicissimus lève honteusement une main moite devant sa bouche rieuse, il demande de l’excuser et jure qu’en humour il n’admettra plus de plaisanteries dans l’avenir.

Pendant quelques mois on peut avoir l’impression d’être au vingtième siècle, dans le cadre d’un État européen : tout existe, affaires intérieures, affaires extérieures, représentations diplomatiques, négociations de paix, échanges de vues, conférences économiques.

Enfin un jour, pour le grand plaisir des amateurs de romans d’aventures (j’en fais partie), tombe la page suivante du feuilleton dont il s’avère que cette Société mystérieuse n’avait revêtu le costume sérieux que pour tendre un piège, à la manière des écoliers qui pour jouer sont prêts même à aller à l’école, s’il s’agit de mener leurs importants conciliabules secrets, pendant la récréation sur le meilleur terrain qu’est la salle de classe, mais des conciliabules qui cette fois prennent déjà pour cible Messieurs les professeurs et visent l’invasion de l’école.

C’est une trahison qui fait éclater la vérité !

Le Grand Chef apprend qu’il s’est fait attaquer dans le dos par ses plus proches fidèles.[7]

Que font dans un cas semblable le Grand Chef, et les Petits Chefs, Bas-de-Cuir et Oiseau mécanique (le nom de ce dernier vient de ce que son cheval favori est l’avion) ? Peut-il faire autre chose, quelque chose de plus digne pour lui-même et l’esprit du roman que faire étinceler ses yeux avec un sourire sinistre et de mauvais augure, les bras croisés : gare à toi, Œil d’aigle, hugh, hugh !

Deux carabines, un tomahawk – il saute sur un oiseau mécanique, Grand Chef, montre-leur comment le bon Indien frappe celui qui a trahi plus que la patrie, plus que l’humanité, celui qui a trahi la clique, la Société, la Société secrète des mastiqueurs, l’honneur Sioux-Sioux.

D’abord un trucage – l’Oiseau mécanique fait semblant de voler vers le nord, il lance un regard circulaire puis, à coup d’éperons dans le flanc du moteur, il fait demi-tour – et l’instant suivant il frappe du haut des nuages : directement devant le wigwam du traître, Œil d’aigle.

On peut lire le reste dans la dernière suite du feuilleton. Rafales de mitraillettes, claquements des tomahawks, envols de scalps, sifflements de lassos, chuintements d’hélices.

Et le Wild-West est en flammes pendant quelques jours après cette superbe chasse… et puis…

Et puis le lecteur ressent un petit désenchantement.

Qu’est-ce que c’est ? Peut-on encore jouer aux affaires intérieures, aux affaires extérieures, à la conférence après ce qui s’est passé ?

 

*

 

Ce sera un peu difficile.

Je lis que le déplaisir manifesté par l’Angleterre et l’Amérique par suite de cette tournure prise par le roman a soulevé un effarement inattendu du gouvernement allemand.

Ils ne l’avaient pas prévu. Justement l’Angleterre et l’Amérique, créateurs et adeptes des romans d’Indiens !

Eh oui, manitous, Bas-de-cuir et Oiseau mécanique, le fait est que l’enthousiasme est une chose et une autre est l’estime.

Les pères du romantisme d’Indiens ont effectivement été les Anglais et les Américains.

Ils ont même exterminé les Indiens.

 

Pesti Napló, 8 juillet 1934.

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[1] "Conversion d’une âme païenne", dans le même recueil.

[2] Société de nettoyage et de services encore en activité aujourd’hui.

[3] Les Siciliens appellent cela brigandage… Moi, je ne sais de quel nom l’appeler.

[4] Karl May (1842-1912). Romancier allemand à succès, auteur notamment de "Winnetou".

James Fenimore Cooper (1789-1851). Écrivain américain, auteur notamment du "Dernier des Mohicans".

[5] Les gars de la rue Paul, roman de Ferenc Molnár (1878-1952). Également auteur de Liliom.

[6] Simplicissimus : hebdomadaire satirique allemand fondé en 1896. D’abord interdit à l’arrivée des Nazis, il épousa la politique du troisième Reich.

[7] Allusion à "La nuit des longs couteaux" : l’assassinat des troupes SA de Rohm dans la nuit du 29 au 30 juin 1934.