Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"petit dÉfaut de fabrication"

Commerçants et acheteurs

Canicule 1934.

Je suis en train de marchander une de ces cravates blanches en laine, à la mode, dans un magasin de confection masculin de mon quartier. À côté de moi un monsieur décati souhaite acheter une paire de chaussettes. Il tripote soupçonneusement la marchandise qu’on lui a présentée.

- Mais ce n’est pas ça… Montrez-m’en comme celles de la vitrine…

- Monsieur, j’ai très bien compris. Celles-ci sont exactement les mêmes : avec un petit défaut de fabrication, un pengoe et dix fillers. Qualité supérieure, ce sont des chaussettes qui valent trois pengoes.

L’acheteur se tait, tripote. Je comprends parfaitement ce qui se déroule dans son âme. Ça oui, des chaussettes qui valent trois pengoes, qu’on peut obtenir pour un pengoe… Une vie à trois cents pengoes pour cent – porter du linge fin comme les riches – c’est bien pour cela qu’il est entré dans cette boutique, il s’est laissé séduire par cet écriteau, une habile idée commerciale : acheter du cher pour pas cher, au prix d’un petit défaut, qu’est-ce que ça peut faire ? Personne ne remarquera le défaut, il restera seul à le savoir, et si on lui demande « tiens, tu as de chouettes chaussettes, où tu les as achetées ? », il pourra répondre négligemment, avec hauteur : « ah, celles-ci, ça coûte trente-six à la douzaine », parce que ce serait effectivement leur prix normal, sans le petit défaut de fabrication… C’est ce petit défaut qui rend accessible l’inabordable, Dieu bénisse ce petit défaut, fière contremarque de la richesse du pauvre, ce bon d’achat à prix réduit avec lequel il peut entrer au paradis des riches… Mon Dieu ! Si  tout pouvait avoir un petit défaut de fabrication qui permettrait d’obtenir la totalité d’une valeur supérieure de la vie, le reste, la vie sans défaut, pour un prix qu’il peut payer, on la distribue sans défaut mais pas cher, en étoffe de bure… Qu’est-ce que ça peut lui faire, un petit défaut de fabrication, à cause duquel les riches infatués les rejettent, ils n’en veulent pas, ils les laissent aux pauvres – imbéciles de riches qui regardent ce petit défaut et pas le reste ! Il devrait y en avoir plus, le plus possible – si un cheveu, voire même une gentille petite mouche pouvait tomber dans cette bisque de homard couleur rose qu’ils mangent, pour qu’ils la repoussent avec dégoût et qu’il puisse l’obtenir pour le prix qu’il paye sa soupe de haricots à la taverne du coin… Avec quel plaisir il assumerait ce petit défaut grâce auquel il pourrait porter un jour une chemise de soie !... Et les femmes alors, hein, camarade ? Et ces bijoux merveilleux, resplendissants, parfumés que portent les riches : ils cliquettent comme des clochettes. Dans leur robe de soie elles sont toutes pareillement merveilleuses, belles resplendissantes comme si elles avaient été fabriquées dans une usine de luxe, où sont aussi produits les voitures Steyer ou les Rolls-Royce, reines des voitures, marchandises de série et pourtant plus chères et plus rares que les grands diamants que le hasard et la chance mettent parfois entre les mains d’aventuriers… Des femmes belles, éblouissantes, mystérieuses, comme celles qui passent au bras d’hommes riches – il s’en ficherait comme d’une guigne qu’elles aient un petit défaut de fabrication, une blessure physique ou psychique, si elles pouvaient se blottir contre lui. Il s’en ficherait que les petites jambes de porcelaine boitent un peu, si en échange il pouvait mordre leurs lèvres d’abricot – il s’en ficherait du petit défaut moral à la suite duquel le châtelain vaniteux chasse sa maîtresse infidèle qui s’enfuirait en sanglotant – jusque sur l’écran du cinéma – dans une nuit d’éclairs, derrière le voile d’une pluie battante, jusqu’au rocher pour en sauter – oh, avec quel plaisir il la saisirait dans ses bras, arrête-toi, femme merveilleuse, ne rejette pas ta vie tendre et frissonnante, comme les riches jettent leur havane parce que les feuilles sont écorchées, pour en allumer un autre à sa place -  ne meurs pas, moi je t’accepte telle que tu es, pour moi tu restes une déesse, je me fiche de ton petit défaut de fabrication, je t’en suis même reconnaissant, c’était la condition que le miracle paradisiaque de mes rêves et de mes désirs puisse se produire, de pouvoir monter dans mes bras une fée comme toi dans ma chambre au mois !... Un petit défaut de fabrication, qu’est-ce que ça peut faire !... Peut-être qu’il pourrait obtenir d’autres choses aussi que la vie lui a refusé, pour un prix modique – pourquoi ne trouve-t-on nulle part argent, succès, gloire, puissance avec un petit défaut de fabrication, pour qu’il puisse y accéder dans sa vie stupide, imbécile et pourtant unique ? De l’argent taché d’un peu de sang que l’on n’a pas pu faire disparaître complètement, dont ne veulent pas les hommes aux mœurs délicates – pourquoi ne l’accepterait-il pas, si la monnaie n’est pas fausse par ailleurs, il permet de se payer la même chose que les autres monnaies ?... Un succès dont le producteur, au service de la plèbe, avoue ouvertement qu’il comporte un petit défaut de fabrication, il faudrait renoncer à son talent et à ses convictions pour l’obtenir, l’obtenir en revanche pour pas cher, pour une broutille, il suffirait d’autant de fatigue que lui coûtait jusqu’ici une seule journée de survie – pourquoi pas, très volontiers, où il est donc ce succès ?... Gloire, célébrité, excellence, voire immortalité, avec un petit défaut de fabrication, il suffirait de mentir un tout petit peu, il en rougira une fois seul – et puis après ?... Puissance, un titre valant pouvoir exécutif, pour juger et arbitrer et décider du sort de masses, avec le petit défaut de fabrication qu’il convient de promettre aux masses tout autre chose que ce que je veux en faire (d’elles et pas pour elles) – le petit défaut de fabrication, l’expression que je leur rabâche ne recouvre pas exactement la notion qu’elles y entendent, on ne s’en aperçoit même pas dans un chef-d’œuvre de discours politique entraînant des millions de gens, ça glisse comme un petit désordre de tissage dans la finesse d’un bas de soie, causé par une distraction de la machine…

Le client, le monsieur décati, hésite, il soulève les chaussettes, il les examine soupçonneusement à la lumière. Le marchand comprend ce qu’il cherche.

- Tenez, dit-il avec assurance, vous voyez ? Il est ici, le petit défaut de fabrication.

L’acheteur semble rassuré. Alors tout va bien. Si le défaut est là, or il s’y trouve en effet, alors on peut admettre que ces chaussettes pour un pengoe dix valent en réalité trois pengoes, et il l’a obtenu à un prix modique seulement parce qu’un concours heureux de circonstances a fait glisser un petit défaut dans le tissage.

Il se réserve donc la paire de chaussettes et tâte déjà son porte-monnaie.

Mais le marchand se sent électrisé par son succès.

- Vous n’achetez qu’une seule paire, Monsieur ? Nous avons une demi-douzaine d’autres dans les mêmes coloris – ce sont les dernières, il n’y aura pas d’autres livraisons. C’est une occasion à ne pas manquer. Achetez la demi-douzaine de paires, je vous ferai grâce des dix fillers, je vous compterai six pengoes au total, jamais dans votre vie vous n’aurez de pareilles chaussettes pour six pengoes, Monsieur !  Si je vous fais une telle offre, c’est pour m’épargner de les solder paire après paire.

Les mains du client s’arrêtent dans leur mouvement pour ouvrir le porte-monnaie.

- Une demi-douzaine pour six ? – demande-t-il en hésitant.

- Oui, Monsieur, confirme le marchand. – Je peux faire le paquet ?

- Attendons un peu, répond le client, avec une dernière étincelle de soupçon dans les yeux. – Les cinq autres paires ont… euh… le même… que…

- Exactement le même petit défaut de fabrication. Ce sont toutes des chaussettes à trois pengoes.

- Oui, mais je n’ai vu le défaut que sur une seule paire. Et si les autres…

Le marchand se redresse.

- Qu’est-ce que vous croyez, Monsieur, vous croyez que je veux vous tromper ? Nous sommes une maison sérieuse, et si je parle d’un petit défaut de fabrication, alors vous n’avez rien à examiner. Nous garantissons nos ventes. Si dans n’importe laquelle des chaussettes vous ne trouvez pas le défaut, nous reprenons l’article et soit nous remboursons, soit nous l’échangeons contre un autre article avec défaut.

 

Pesti Napló, 22 juillet 1934.

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