Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MAINTIEN DECONTRACTÉ

Contours d’un nouveau type de "mazdaznan"[1]

Maintien décontracté la courbe des maladies cardiaques est en hausse, partout dans le monde les statistiques médicales effraient le profane avec leurs chiffres effarants. Les experts servent deux types d’explication. Selon le savant optimiste ces mauvaises statistiques sont une simple apparence, elles devraient plutôt nous réjouir, elles prouvent que l’âge moyen de l’espèce humaine augmente, toutes ces maladies du cœur et crises cardiaques sont dues au fait qu’il y a beaucoup plus de vieillards ; à la fin il faut bien mourir de quelque chose, or il vaut mieux qu’une crise cardiaque nous emporte dans notre vieillesse que dépérir quand nous sommes jeunes. D’un autre côté la thérapie évolue également, elle permet aux hommes d’éviter nombre de complications des maladies qui autrefois menaçaient d’une issue fatale : par contre la maladie du cœur ne se manifeste souvent que dix ou vingt ans plus tard.

Les pessimistes, eux, (et hélas d’ordinaire ce sont eux qui ont raison) expliquent le triste phénomène des cœurs défaillants par l’esprit de l’époque, la crise économique, le stress au travail, les guerres et les incertitudes. Tout est question d’images et de langage : plutôt que de cœur fatigué et défaillant, autre chose est de parler de cœur brisé ou fendu à l’instar des poètes romantiques qui, selon la tradition des biologies archaïques localisaient le centre de la vie non dans le cerveau mais dans la poitrine ou comme ils disaient, dans le sein. D’ailleurs la science moderne n’est pas éloignée d’y revenir par une voie détournée, en enseignant que les stimuli extérieurs excessifs ou difficilement assimilables sont nocifs, par le biais du système nerveux central et vasomoteur (alimentant les vaisseaux), en fin de compte pour le cœur, c’est le cœur qu’ils fatiguent en mettant sous une tension permanente le "nerf vague", le plus fin ressort de l’horloge de précision du cœur, portant ce nom romantique. Les vaisseaux perdent leur souplesse, ils se sclérosent, survient la dégénérescence des coronaires, le tic-tac du pouls irrégulier, l’horloge est en retard ou en avance, avant, finalement, de s’arrêter et il n’y a plus personne pour la remonter, la remettre en marche "jusqu’à cent vingt ans".

 

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Mais on a beau démonter le mécanisme en nerfs et en vaisseaux, une fois de plus on en revient à la bonne vieille "âme" – la vérité est que cette âme archaïque supporte mal la vie moderne, ce monde nouveau dans lequel "il ne fait pas bon être homme" comme dit le poète : elle doit périr, en emportant son enveloppe terrestre, ou se transformer, s’adapter aux problèmes multipliés, elle doit se défendre d’une manière ou d’une autre contre la grêle de plus en plus fréquente du mauvais sort, endormir les douleurs aiguës et néfastes de ce qu’on peut appeler chagrin et tristesse, et tout transformer en un calme tolérable.

Mais est-ce possible ?

Les médecins de l’âme – moins nombreux que nécessaire – ont tenté certaines méthodes thérapeutiques, ou mieux encore, certaines théories de l’hygiène de l’âme.

L’un d’entre eux a préconisé l’autoanalyse, en y ajoutant que les maladies et blessures internes, contractées pendant l’enfance ou encore avant, empêchent l’âme de résister, entravent sa lutte contre l’environnement hostile, lutte dont sans cela elle sortirait vainqueur.

Un autre, nommé Coué, a reconnu que dans cette lutte, même une âme normale est forcément perdante, sauf si elle s’invente une arme à elle ; il crut trouver cette arme dans sa méthode d’une autosuggestion réussie, oubliant que l’âme, par sa nature particulière, en plus du désir brûlant de joie et de paix, est aussi frappée du désir de connaître la vérité, presque au-delà d’elle-même, de façon suicidaire, tâchant de se satisfaire même au prix de sa propre mort.

Rien de cela n’est une aide.

Il resterait l’unique ancienne et pitoyable tentative : prendre exemple et comparaison sur les enseignements de la vie corporelle, pour trouver le comportement le plus opportun de l’âme, dans cet environnement sinistre et funeste.

 

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En cette matière certains progrès prennent forme.

La science de l’adaptation corporelle à l’environnement (culture physique, sport) a énormément changé. L’idéal du siècle dernier, "l’homme muscle" croisant les bras avec ses biceps enflés, a été jeté aux orties ; « peu d’efforts, grandes performances », telle est la nouvelle devise, le maître de gymnastique a enfin compris que, s’il s’agit d’habileté physique, le mieux est de fréquenter l’école de la vie animale et végétale, où le professeur Nature fait sa conférence, muette, truffée de "démonstrations". Le champion olympique de gymnastique se fait facilement battre par le singe et l’écureuil avec leurs petits muscles légers finement innervés – de petits vers maritimes maigrichons, milliards de flasques mollassons sans muscles ébranlent le record de Weissmuller, il n’y a pas de Breitner costaud et briseur de chaînes, dont la performance pourrait approcher la production d’une minable guêpe lorsque celle-ci fait vibrer ses ailes à la vitesse et avec l’endurance d’une hélice de cent chevaux-vapeur en faisant du surplace. Tout cela n’est pas le jeu des muscles mais celui des nerfs, et qu’il s’agisse de la boxe ou de l’escrime, l’entraîneur d’aujourd’hui répète à qui veut l’entendre qu’il ne faut pas tendre ses muscles convulsivement – "le maintien décontracté", voilà la musique de l’avenir, partout où l’acquisition de l’habileté pratique dépend de la technique corporelle. Même le professeur de piano n’exige plus la rigidité des doigts : « relâche les mains des poignets », pour te donner l’énergie nécessaire lorsque tu frappes les touches, afin d’économiser ton énergie pour permettre la danse diabolique des nerfs des doigts libérés.

Naturellement, comme chaque fois qu’un nouvel enseignement commence à être appliqué, se manifeste aussi une sorte de zèle, sous forme de comiques extrêmes. Les adeptes de la secte "mazdaznan" adaptent  le principe du "maintien décontracté", prometteur d’une longue vie,  à la vie quotidienne : ils se traînent dans la rue, les bras ballants, les genoux flageolants, les lèvres pendantes, "dans la direction de moindre résistance", tels des chiffes molles lancées avec une fourche aux patères de la vie.

C’est un spectacle assez ridicule, mais comme toutes les plaisanteries, il y a aussi du sérieux là-dedans.

Malheureux congénère, ton cœur et ton cerveau se resserrent quand ton âme est frappée, quand le livre de Job retentit au fin câble de ta conscience – malheureux contemporain, pourquoi augmentes-tu tes souffrances par une réaction suicidaire ?

Maintien décontracté, mon ami, à la manière de l’athlète moderne qui attrape aisément le poids d’acier en pliant son épaule et son coude.

Maintien décontracté, nihilisme prêt à tout : ça ne marche pas autrement, tu craques si la détresse se tend et se révolte constamment en toi.

Maintien décontracté, plus sensible et plus fine est ton âme : garde en équilibre la languette facilement basculante de la balance pour qu’elle ne dérape pas, le coup de mailloche de la vilenie tombe dans n’importe quelle assiette.

Maintien décontracté, encore plus si la balance est parfaite et sensible – ne te jette pas dans le tourbillon des associations d’idées qui suivent une mauvaise expérience : coupe la corde du lest (sinon le ballon retombe), à l’instant où il a été foudroyé. Maintien décontracté : rends glissant et pentu le monticule enflé de ton cœur lourd, pour que le poids qui lui pèse puisse en descendre.

Maintien décontracté ! – plus l’assaut de mauvaises pensées tente de te serrer le cœur, plus tu dois être accommodant ; ne te punis pas toi-même pour le crime d’autrui, ne crie pas, ne gémis pas, ne trépigne pas, ne te frappe pas le front du poing, ne réagis pas comme le fait l’ignorant. Souris, tristement, comporte-toi comme si rien n’était arrivé : tu comprendras bientôt qu’en effet rien de spécial n’est arrivé. Imite ceux qui n’ont pas de soucis, et tout à coup, effectivement, tu n’auras plus de soucis – maintien décontracté, comme le dit le dicton anglais : « le monde rit avec celui qui rit et pleure avec celui qui pleure ».

Maintien décontracté, vieux roi, père Lear en fureur – laisse l’angoisse, « oh, comme elle enfle jusqu’à ton cœur » - Régane et Goneril seront rattrapées par leur destin, alors que Cordélia t’attend là-bas, de l’autre côté du sentier, les bras ouverts, avec son sourire qui pardonne.

Maintien décontracté – observe et tu verras que ton cœur agité s’assagira et restera à sa place.

Maintien décontracté, envers toi-même et envers autrui – oh, si le temps pouvait revenir quand ce maintien décontracté était conforme à l’hygiène inconsciente : on l’appelait naguère courtoisie, tact et politesse, compassion et compréhension…

Maintien décontracté : il y aura moins de maladies cardiaques après le retour du baume des cœurs que l’on appelle amabilité.

Maintien décontracté, en un mot simple : humilité.

 

Pesti Napló, 12 août 1934.

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[1] Culte syncrétique mêlant christianisme et zoroastrisme.