Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VARIATIONS SUR UNE VIEILLE CORDE

À propos du débat "petite canaille" du journal Magyarország

Mon petit bon Dieu, que de discours intelligents des deux côtés dans ce débat d’une jeunesse éternelle, toujours violent, comment traiter l’enfant : avec discipline et sévérité, dans l’intérêt d’une société morale et solide, ou avec indulgence et une bonté admirative, dans l’intérêt de l’enfant ? Que de discours intelligents, et si l’accent est plus mis sur "que de" que sur "intelligents", cela n’a rien qui qualifierait ce débat d’inutile, je trouve seulement que cette grande intelligence est un peu stérile, et que les deux parties méprisent un peu leurs positions respectives, or les deux ont raison, ou alors aucune n’a raison, ou bien encore c’est celui qui affirme que les deux ne peuvent pas avoir raison qui a raison.

 

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Comment les deux côtés pourraient-ils avoir raison, alors qu’une fois de plus la question a été posée de façon à rendre toute réponse impossible : alors Toto, veux-tu nous dire, deux abricots et trois prunes, combien ça fait de poires ? Qu’il soit dit à leur décharge, ce n’est pas eux qui ont posé la question, mais comme de coutume, elle a été posée par la vie : cet enfant de quatorze ans a encore sauté par la fenêtre parce qu’on le soupçonnait de vol ; on a eu beau s’époumoner à lui expliquer, la fois précédente quand il s’est tiré une balle dans la tête, que ce n’est pas comme ça, mais que vraiment ça ne se fait pas, ce n’est pas comme ça qu’on arrange les choses, il faut être plus fort, il faut être plus faible, etc. ; il aurait mieux valu le tirer dans un coin et lui expliquer franchement, avec un peu de modestie, de quoi il s’agit : écoute, fiston, un suicide est une affaire privée, ça ne regarde pas les autres, mais le suicide des enfants est trop pénible pour nous, adultes, tu nous mets dans une situation extraordinairement inconfortable avec ton suicide, simplement parce que nous ne savons pas quoi en dire entre nous, quoi nous répondre ; sur ce chapitre nous ne sommes pas suffisamment préparés, on va échouer à l’examen, je vais te souffler à l’oreille mais ne le dis à personne, nous sommes trop stupides pour ce problème, et si tu te tues, il apparaîtra d’une part que tu es un petit bêta, ce qui étant enfant est ton droit, mais hélas au même moment il apparaîtra aussi que nous adultes sommes des ânes bâtés ; ce qui est très grave, parce qu’il n’y a aucun être plus adulte que les adultes à disposition pour guérir ou punir notre ânerie : on nous a bien promis la survenue d’un Überâne, d’un Homme Supérieur par rapport auquel nous ne serions que des enfants, mais il ne s’est pas encore manifesté, je vais te dire mais que ça reste entre nous : ce serait un grand blâme pour nous ; s’il te plaît, fais-nous plaisir et ne saute pas par la fenêtre. Alors l’enfant, non parce qu’il serait devenu plus intelligent, mais parce qu’il est plus tendre et plus indulgent que nous, nous aurait rendu le service demandé.

 

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Ce ne serait naturellement qu’une conversation privée, Dieu nous garde de sa divulgation, que deviendrait alors le "principe d’autorité" que (comme je le vois dans diverses interventions) on favorise tant ces temps-ci de par le monde, avec une sévérité et (presque) une menace, comme si le frère exigeant la soumission à l’ordre du Père (ou du Führer) s’imaginait lui-même être mon père. Il faudra y prendre garde, vous vous souvenez n’est-ce pas du grand coup que mes confrères m’ont asséné sur la tête il y a deux ans, lorsqu’en ma qualité de journaliste, je me suis permis de prendre position dans une algarade entre un professeur et un lycéen, même si, conformément à la déontologie, je n’ai élevé la voix qu’une fois que le lycéen s’est tué. Je n’ai donc cette fois aucun reproche à faire aux différentes positions, j’assumerai tout au plus la fonction de médiateur, invitant les débatteurs à une plus grande prudence. Et aussi à un peu… comment dire, sans les insulter… à un peu de bonhomie, à un peu d’humour, si cela m’est permis, un peu d’humour qui nuit peut-être à l’autorité car rien n’est sacré pour lui, mais en même temps il est un excellent remède contre un excès d’amour-propre et il nous enseigne une meilleure connaissance et un meilleur contrôle de nous-mêmes. Parmi les intervenants – voici un exemple – l’un d’eux, principalement au nom de la psychologie individuelle, mais plus généralement en tant qu’apôtre de la psychanalyse, a accablé le pimpant prédicateur arrogant de la "canne de jonc" – il en a bien été puni le lendemain : un des piliers de la société forte, respectueuse et "responsable", ne signant que de ses initiales, a tout simplement rendu responsable Freud avec ses disciples et toutes les "jérémiades psychologisantes", responsables de ces "petites canailles" qu’il vaut mieux laisser se tuer, car de toute façon elles ne deviendraient que des gredins, des anarchistes et des socialos. On serait tenté de croire que l’opinion publique s’est définitivement, inexorablement et sans retour scindée en deux : une partie veut, au nom de la Race et de la Nation et de l’Idéal Social, extirper tout ce qui est individuel – une autre partie se révolte contre toute loi collective, tend à détruire le monde – aucun espoir qu’elles se comprennent, inévitablement elles s’affronteront un jour. Or de quoi s’agit-il ? Il s’agit tout simplement de ce que le professeur G. P., lorsqu’il s’est déchaîné contre les adléristes et les stekelistes[1], il l’a fait parce qu’il avait imaginé un vilain petit Toto de Lipótváros[2], obèse, sur-éduqué, sur-gâté et sur-psychologisé ; ce professeur (croyez-moi) nous le détestons tous, avec tous les psychanalystes de bon goût, et pour ma part je serais partant pour l’arroser à la bouteille d’eau de Seltz, malgré ou peut-être parce que j’adore les enfants ; de son côté Monsieur B. S., le psychologue de l’individu imaginait, lui, un père ou un enseignant stupide, borné, défoulant tous ses mauvais instincts, qui n’a pas purgé par "l’analyse" sa méchanceté et son sadisme, il est capable de fouetter à la corde mouillée, à la cave, l’enfant innocent, pâle et maigrichon. Ainsi tous les deux étaient enragés l’un contre l’autre au nom de la vérité, dans la défense du même idéal vrai et juste, que (dès que cesse le débat) nous, âmes intactes et saines, connaissons pareillement bien, surtout si nous sommes aussi pères, nous qui sommes fiers de nos enfants, qui les protégeons et les aimons timidement, avec fierté et en même temps angoisse, qui tentons tout ce à quoi nous contraint cette vie folle, multiple et contradictoire : tantôt avec sévérité, tantôt avec bonté.

Nous ne nous emportons avec colère qui si nous sommes emportés par notre imagination.

 

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Car c’est l’imagination qui a emporté aussi celui dont la méthode d’éducation préconise la sévérité, comme l’adepte de la patience inconditionnelle. Parties en guerre, freinez vos élans. En ce qui concerne les adeptes de Freud, je leur ai moi-même mené la vie dure dans mes moments de bonne humeur, par pure affection, compte tenu d’exagérations manifestes. Je ressens toujours, aujourd’hui encore, respect et recueillement pour le Découvreur qui au crépuscule du siècle dernier a réveillé le nourrisson ensommeillé au fond de notre âme – et j’affirme qu’après la thèse de Darwin que le naturalisme a vulgarisé par le slogan "l’animal dans l’homme", le doux et fin enseignement freudien sur "l’enfant dans l’homme" a utilement élevé et approfondi les sciences humaines. Voir comment l’esprit de l’époque transforme une science en une philosophie et une vision sociétale… Cela ne dépend pas de l’erreur ou de la vertu du savant, il n’y est pour rien. C’est une question de tempérament et de talent – chacun tire ses conclusions des découvertes selon son intelligence, son cœur, ses goûts, son corps et son âme.

 

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Personnellement je n’ai pas conclu beaucoup plus que ce dont, de toute façon, je me doutais.

D’après Nietzsche, celui qui va voir une femme, doit emporter sa cravache. Moi, mon instinct me souffle que celui qui va voir un enfant doit déposer même son bruyant trousseau de clés qui nous sert à ouvrir l’armoire des habitudes : il doit marcher sur la pointe des pieds car il s’approche d’une âme qui dort, et on ne peut pas encore savoir ce dont elle a plus besoin, de ses rêves ou du réveil.

Ne prétendons pas être trop intelligents, et ainsi nous ne paraîtrons pas trop stupides aux yeux de nos enfants.

N’oublie pas : tu ne seras plus, mais il se souviendra encore de toi. Penses-y : il peut survivre au nombre de tes années, mais il survivra dans tous les cas à l’époque dans laquelle tu as vécu – le temps viendra où il sera plus vieux et plus sage que toi, il saura plus que ce que tu as su, c’est lui qui sera ton père, et dans sa mémoire tu vivras comme un enfant.

Il n’est pas tellement enfant, par rapport à toi. Et tu n’es pas aussi adulte que tu le crois.

Rien ne vous empêche d’être amis.

Toute l’espèce est si jeune – quelques centaines de milliers d’années, il n’y a guère de différence entre l’expérience accumulée transmissible aux descendants et le contenu de l’expérience d’une vie. Comme tout notre savoir est infantile par rapport à la sagesse des arbres de plusieurs millions d’années – même nos dieux sont des enfants ! Nous vieillissons en enfants, et déjà dix ou vingt ans nous séparent : comment a déjà dit Montefiore[3] à quatre-vingt-dix ans ? « Je me sens frais comme un jeune homme de soixante-dix ans. »

Enfant et adulte !

« Kinder, wenn ihr nicht gar so dumm wäret »[4] - ainsi hochait la tête le vieux Goethe, à propos des critiques sexagénaires de son deuxième Faust.

Enfant et adulte… Éducation… Formation des parents…

Ils en ont tous bien besoins. Nous pouvons vaillamment nous inscrire à la même école.

 

Pesti Napló, 19 août 1934.

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[1] Adlériste : adepte d’Adler, psychanalyste, adversaire de Freud.

Stekeliste : adepte de Stekel(1868-1940), psychanalyste autrichien, adepte de Freud.

[2] Quartier élégant de Pest en face du Pont Margit.

[3] Moïse Montefiore (1784-1885). Important financier et industriel anglais.

[4] Oh, enfants, si vous n’étiez pas aussi stupides.