Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PILOTES STRATOSPHÉRIQUES

Je trouble un peu la fête

Si ce n’est pas possible autrement, je préfère l’assumer. J’assume qu’on me soupçonne de les jalouser. Par goût de l’aventure, au sens littéral du terme, car moi aussi j’aspire vers les hauteurs, et par vanité, au sens figuré du terme, car je suis un fayot et j’aimerais être autant célébré qu’eux, qu’on place des plaques aux endroits où je suis descendu, que le roi des Belges me remette une distinction, que l’Illustration se flatte de mon portrait sur sa une.

Bien que, quant à mon modeste portrait, comme vous pouvez le constater dans le coin supérieur, il ne convient pas : étonnamment, d’après les signes connus à ce jour, le vol stratosphérique nécessite, paraît-il, un aménagement extérieur particulier de la tête, sans quoi on ne comprendrait pas comment il se fait qu’ils se ressemblent tous. Aussi bien chez Piccard[1], que maintenant chez ce Cosyns[2], regardez, vous verrez une dense chevelure noire, puis sous un front large, incroyablement téméraire, une gentille petite tête d’oiseau se terminant par un menton étroit et pointu, une minuscule moustache, un nez et une bouche étroits et droits. Pas le profil athlétique grec classique bien connu des pilotes, pas non plus le front méditatif du savant penché au-dessus des instruments : c’est une tête indubitablement intellectuelle, mais plutôt telle que Wells avait imaginé l’Übermensch tout de raison, d’une part sur la Lune en tant qu’insecte géant avec des mandibules et des antennes, d’autre part sur Mars avec des membres dégénérés et une énorme tête de baudruche. En tout cas, de drôles d’oiseaux, surtout Cosyns, ses bras et ses jambes pendouillent comme s’ils étaient accrochés à lui, et comme s’il ne marchait pas sur ses pieds mais comme si c’était sa tête qui tirait après elle ces appendices en l’air. Je viens de le remarquer, ce petit ballon, ce ballon captif qui traîne une corde au sol. Un ballon triangulaire, un corps géométrique. Même son nom évoque le cauchemar des cours de géométrie. Cosyns. Cosinus alpha,  plus cosinus bêta. L’angle opposé. Choses sérieuses, on ne plaisante pas avec ça, tu sais ou tu ne sais pas. Ça peut faire redoubler.

Au demeurant ils regardent allègrement, satisfaits, la caméra en face. Ils se tiennent près du ballon fané dont le souffle a fui, mais qui tout compte fait est étonnamment petit par rapport à l’entreprise qui était la leur. Le ballon (pas une sphère, plutôt une sorte de poire) a atterri dans un petit village perdu, des paysans tyroliens les ont aidés à le traîner depuis les hauteurs enneigées. Une aventure fantastique. Un miracle divin qu’ils soient sains et saufs, depuis hier cet autre petit ballon insignifiant qui fourmille en dessous d’eux les croyait déjà perdus, à cause d’eux il a été tenu en haleine pendant vingt-quatre heures, oubliant ses affaires mesquines et ses intérêts, il tremblait sur les ailes des ondes radio, toute la terre se souciait d’eux, vu qu’en effet ils n’ont plus donné de nouvelles depuis hier soir, parce que, comme il s’est avéré, leur radio avait rendu l’âme dès la première minute, ils flottaient dans la stratosphère sans aucune indication, puis le nez de l’assistant du professeur Cosinus, le docteur Cotangente, s’est mis à démanger gravement dans l’air raréfié, qui plus est le froid devint terrible, moins quatre degrés, ils ont failli geler dans le léger maillot de bain dans lequel ils avaient pris leur envol, la queue d’une comète de passage a soufflé le chapeau de paille de leur tête, ils ont donc été contraints de descendre, et ils furent très étonnés de se trouver à Bürgöndlefetye, pourtant ils avaient prévu d’atterrir en Norvège. Après tout cela ils sont pourtant d’excellente humeur, ils répondent aux journalistes avec la décontraction si caractéristique des vrais savants, ils accueillent Monsieur le maire, ils sourient aimablement au banquet, et ils remercient poliment l’empereur du Japon pour l’ordre de Chevalier du Soleil que celui-ci vient de leur envoyer. En ce qui concerne leurs résultats scientifiques, ils répondent unanimement, je dirais de concert, à toutes les questions curieuses en la matière, en pardonnant avec une bienveillance indulgente l’ignorance inouïe des profanes ignares, ce qui se manifeste dans le fait de poser des questions si stupides : naturellement ils sont passablement satisfaits de leurs résultats scientifiques, mais il est prématuré d’en parler, car l’étude des appareils et l’exécution des calculs demandera de longs mois, de longues années, voire des décennies, et même alors ils ne rendront compte de ces résultats qu’au monde des experts scientifiques.

Là-dessus le profane imbécile a honte et reste coi, il affiche un sourire gêné d’avoir posé une question si bête.

En tant que profane, moi aussi j’esquissais des sourires gênés chaque fois que le savant me rappelait doucement et modestement ma qualité de profane, au lieu de répondre à mes questions profanes, après tout on ne peut pas répondre à des questions profanes.

Mais aujourd’hui j’en ai assez de ces imbéciles sourires gênés, je me révolte par la présente, j’invite mes confrères profanes à la conscience de classe et à nous organiser, car je refuse désormais de sourire bêtement.

Et j’ai l’honneur de demander d’une voix forte et fière à monsieur le professeur Piccard qui poursuit depuis dix-huit mois l’élaboration de sa montagne de données scientifiques collectées lors de son précédent vol stratosphérique : alors, Monsieur le Professeur, nous sommes curieux de ce que vous avez trouvé, de ce que vous pourrez nous dire au sujet par exemple des rayons cosmiques que, d’après une de mes connaissances, on peut aussi bien étudier ici, au ras du sol, qu’à l’altitude de quinze kilomètres, laquelle altitude correspond à la distance de Budapest à Kispest ou à Pomáz. Donc, pas de stratosphère et pas "d’espace" comme l’écrivent les journaux, à peu près comme ceci : « Demain le professeur Cosyns prendra son départ vers l’espace », parce que si un ballon hissé à quinze kilomètres se trouve déjà dans l’espace, alors le sommet de ma tête est aussi dans l’espace, et même tout mon corps est dans l’espace, à l’exception de mes plantes de pieds.

Et si à mon intervention de profane qui gâche la fête, le tirage, l’éditorial, le banquet, la décoration royale et la sensation universelle, on me répond qu’un profane n’a pas à être insolent et qu’il ferait mieux de rester modeste, alors je réponds qu’un savant n’a pas à se lancer dans l’espace avec un émetteur radio qui rend l’âme cinq minutes plus tard, car un savant devrait savoir, c’est pourquoi il est savant, qu’on ne se lance pas dans l’espace en maillot de bain et en chapeau de paille, un savant devrait savoir que là-haut l’air est rare et froid, il devrait donc se préparer à ne pas se faire saigner le nez et attraper un rhume, il devrait se préparer à cet envol avec des instruments et des appareils scientifiques, car pour un savant il ne s’agit pas de savoir à quel point il est un homme héroïque et prêt à tout, mais à quel point il est un savant, et à quel point il peut utiliser les acquis de la science et des techniques pour obtenir de nouveaux résultats. Car si un profane se résout à traverser l’océan dans une auge et en ramant avec ses mains, puis sur son trajet de retour à faire éventuellement le tour du globe à cloche-pied, alors ce sera une belle performance humaine et sportive au nom de l’idéal de la volonté et de l’endurance. Mais si un savant monte dans l’espace pour étudier les rayons cosmiques, au nom du savoir et de la connaissance, alors que peut me faire son courage s’il a oublié que les vannes s’ouvrent vers l’intérieur (Piccard !) et que la croûte glacée risque de faire éclater le tissu de soie et que la nacelle pourrait se détacher et que ses lacets de chaussure pourraient se défaire ; et d’une façon générale, tout ce bricolage naïf et idiot, ce ballon vieillot de l’époque des Montgolfier duquel pendouille une boule de tôle attachée avec du fil à coudre, sortie de l’imagination d’un petit écolier, ce montage anachronique de bric et de broc n’est pas apte à un voyage dans l’espace, ni surtout pour transporter des hommes (ce qui s’est avéré dix fois) – que peut me faire son courage, qu’il ait quand même osé monter en assumant un échec presque certain, que peut me faire son courage, parce qu’ici il ne s’agissait pas de courage mais de science, et il ne s’agissait pas de savoir à quelle hauteur s’élèvent Piccard ou Cosyns, il s’agissait de savoir à quelle hauteur s’élève la science, sur le rail qui a été tracé par la connaissance de toutes les sciences antérieures, justement pour approcher l’inconnu à l’aide de tout ce qui jusque-là était connu – il ne faut marcher à pied que là où c’est obligé car il n’y a plus de rails.

En même temps je sais, bien sûr que je vais rester seul avec mes grognements humanistes, et l’intérêt de cafés du commerce continuera de n’estimer que la beauté et le courage impressionnants des performances humaines, du point de vue du caractère, là et alors, où ce n’est pas le caractère, mais le savoir et l’ingéniosité qui sont d’intérêt public. L’humanité continuera de s’enthousiasmer pour l’artiste manchot qui joue du violon avec les pieds, parce que c’est plus difficile, et elle oubliera facilement ceux qui attrapent le bout plus facile des choses pour mieux atteindre le bout difficile : les pondérés et les généreux. C’est la raison pour laquelle durant des décennies nous avons chanté des hymnes sur la mort glorieuse des soldats qui ont atrocement péri dans les ventres d’acier des sous-marins, plutôt que célébrer ce monsieur inconnu qui a enfin compris qu’il n’est pas absolument obligatoire de mourir dans les sous-marins, car un mécanisme simple peut sauver l’équipage, même si le bateau coule.

Voulez-vous que je poursuive cette généralisation triste et bon marché ?

Il n’est pas évident pour tous les hommes raisonnables que même dans la haute politique l’époque cherche l’homme de caractère, de volonté et de courage pour en faire son leader et dictateur – comme si ces propriétés nécessaires rendaient inutiles les dons exceptionnels de la compétence et de l’aptitude. Mais qui osera mettre en doute parmi ces idolâtres, que caractère et courage signifient aussi compétence ? Le dictateur est l’homme le plus fort, par conséquent il est l’homme d’état le plus savant : stupide profane, ne sois pas trop curieux, il serait encore trop tôt pour formuler un avis, mais dans quarante ou cinquante ans le dictateur rendra compte de ses résultats devant "le tribunal de l’histoire".

 

Pesti Napló, 26 août 1934.

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[1] Auguste et Jean Piccard (1884-1962 et 1884-1963). Aéronautes suisses, frères jumeaux, Auguste a été le premier à voler dans la stratosphère.

[2] Max Cosyns (1906-1998). Aéronaute belge, assistant de Auguste Piccard dans un vol stratosphérique d’août 1934.