Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Les illustrÉs, s’il vous plaÎt

Elles existent toujours, elles sont là, entassées, dans leurs uniformes de couvertures dures marron, bleu ou rouge, dans les cases à journaux des cafés et des clubs. Elles sont bien là, leurs en-têtes sont aussi à peu près les mêmes que ceux qui se sont gravés en moi quand j’étais enfant, quand, le cœur battant et avec recueillement, je fixais les yeux, au-dessus des textes incompréhensibles, sur les images qu’on comprenait ou devinait à peu près. Elles sont toujours là, les diverses Illustrierte Zeitung et Illustrated Papers et Illustrazioni et Illustrés (même les bons vieux Gartenlaube et Fliegende Blätter sont encore vivants), et tous ces magazines anglais et américains, de même que les revues sportives et de mode, sur papier glacé, tout ce monde bariolé et joyeux, le cinéma et les films d’une époque précédant directement l’ère cinématographique promettant un avenir de plusieurs milliers d’années, les revues illustrées, ponts et transitions d’une culture passée vers la nouvelle culture en train de se former.

 

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Quelqu’un a oublié un grand paquet sur la table, c’est l’original sévère et solitaire du café, celui qui avant même de commander son petit noir lance au garçon d’une voix menaçante : « apportez-moi tous les magazines, avec tout ce qui est dedans », pour se barricader ensuite derrière, en chassant de son regard furibond tous ceux qui s’approcheraient  – arrière, malheureux, qui aurais envie du dernier numéro du Studio ! Il faudrait pour cela plus de courage que prier poliment un lion affamé de bien vouloir prêter pour une minute une patte de l’antilope fraîchement saignée dont il est en train de se repaître ! Le dompteur lui-même, le garçon, contourne sa table les genoux tremblants, en reculant à chaque rugissement sinistre avec lequel ce lecteur de revues des pampas des cafés, assoiffé de sang, répond à son humble bêlement « et celui-ci, vous l’avez déjà lu ? »

Mais cette fois il a oublié ici sa proie, éparpillée, chamboulée et déchiquetée, il l’a abandonnée, il a dû déguerpir soudainement, quelque chose d’important a dû lui arriver, ce qui me permet à moi d’accéder à ce riche butin, tout en même temps, sa collection dont je poursuis certains modestes spécimens depuis des années, en vain, de plus en plus modestement et avec de moins en moins d’espoir, encaissant la sempiternelle réponse : « c’est pris, Monsieur » ou « quelqu’un est en train de le lire, Monsieur » : tout est toujours pris, tout est toujours entre les mains d’un autre, ce que tu aurais aimé lire, feuilleter, connaître, toi, participant maladroit, affamé de revues, dans ce grand jeu de "chaises musicales" qui se joue autour de toi. Maintenant elles sont là en abondance, tu peux en jouir, tu peux les tourner et les retourner à ta guise, c’est pour toi que trompettent et chantent toutes les revues du monde, pendant un quart d’heure, soit à t’en donner mal à la tête, soit jusqu’à ce que le garçon revienne et dans un cri « pardon, pour une minute » il les ramasse et les emporte.

Voyons donc s’ils ont beaucoup changé depuis que tu les as eus entre les mains la dernière fois, avant qu’ils ne partent dans un long voyage labyrinthique de mille mains.

 

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Ce sont les magazines de sport et de mode qui ont changé le plus. Les premiers publient des prises de vues étonnamment belles et précises, des jardins d’Éden et des châteaux enchantés filent, des photographies en couleurs, des coins de parcs, des paysages paraissant dans le lointain, un profil de femme digne d’une statue, devant le volant. Ce qu’ils soulignent, ce n’est pas tellement le sport, que plutôt le mode de vie d’une couche sociale d’élus qui a du temps pour pratiquer des sports, autrement dit du temps pour se reposer, après la pratique du sport. On y trouve bien plus de canapés, gazons, hamacs, tables dressées sur une terrasse, que, disons, dans l’hebdomadaire bourgeois "Foyer heureux". S’agissant d’une revue sportive, je cherche les agrès, mais si je veux en trouver, je suis contraint de prendre en main une autre, dans laquelle on trouve des images de repos sportif dans un lotissement ouvrier : des ouvriers et des ouvrières s’exercent sur la poutre, aux anneaux et aux barres parallèles ou au sol, pieds écartés et bras tendus. J’ai l’impression que le sens des mots s’est un peu déplacé, "sport" et "gymnastique" ne se recouvrent plus, les exercices ne comptent plus comme sport, en revanche on entend en général par sport des loisirs, une excursion en auto, un bain de soleil sur la plage de Palm Beach, un dîner servi sur la terrasse de notre château en Normandie à la lumière de la Lune, et surtout, en compagnie de belles comtesses. Je remarque que ce n’est pas une question de termes, j’accepte volontiers qu’on appelle sport ces choses-là, que celui qui peut les appelle ainsi. « Art de la vie » disait-on du temps où l’art était à la mode – eh bien, pourquoi ne pas parler maintenant de « sport de la vie », si cela est mieux conforme au goût de notre époque.

En ce qui concerne les revues de mode, mes yeux démodés sentent comme une nouveauté que les robes idéalisées ne sont plus passées sur des figurines dessinées, idéalisées et symboliques, comme de mon temps : on voit des dames et des messieurs véritables, vivants, dans le rôle de mannequins, sur des photos originales. C’est le signe d’un progrès effectif, indéniable, oculo-génétique : un défilé de mode de la vie et un élevage industriel biologique qui ont produit ces dernières décennies une armée de beaux corps humains conformes à la mode, on n’a plus besoin de mannequins de bois, on a fabriqué du matériel humain pour ces robes sveltes, ces pardessus élégants, ces gants raffinés ou ces chapeaux dernier cri : ce siècle a non seulement cousu le manteau, mais aussi produit le corps pour le porter.

Hélas, pour moi, parallèlement à ce progrès, l’art de la caricature commence son déclin. Il y a de moins en moins d’hebdomadaires humoristiques dans le monde, c’est la matière à caricaturer qui manque, une des branches les plus nobles du dessin, le dessin satirique, est en train de dépérir. Le temps des Daumier, Goya, Hogarth, Gavarni est révolu, le musée de cire bariolé des bossus, ventrus, cassés et tordus est éliminé par l’hygiène et le bien engendrer, l’art en pâtit et l’artiste maudit le monde qui a fait de la beauté et de la santé son idéal, ne tolérant que ce qui est beau et sain, donc normal, par conséquent monotone et ressemblant ; le contraire du laid et du malade, mais variable et individuel, donc artistique.

 

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En ce qui concerne l’art, l’art reste tout de même immortel, ce qui est un grand désavantage parce que cela signifie qu’il doit vivre, le pauvre, et aussi survivre dans les temps où l’on n’a pas besoin de lui, et il est obligé de se rabattre sur ce qu’il trouve. En feuilletant les revues, je résume mes impressions dans ce phénomène étonnant : dans la partie texte, la partie lecture en fait, les images ou les dessins artistiques ont de moins en moins de place ; tout l’espace est accaparé par les photographies, ce langage international de notre temps, ces hiéroglyphes, l’époque héroïque d’une nouvelle iconographie.

Tout le reste est passé derrière, dans la rubrique par bonheur assez riche des réclames et des publicités.

C’est là que se sont sauvés les dessins, la peinture et tout l’art graphique à deux dimensions, mais petit à petit on y retrouve également les prémices des belles lettres et de la poésie, repoussés du corps principal des revues par les reportages.

Des pages entières de riches dessins, des pastels, des graphiques colorés, au service de la propagande de quelque article industriel : des idées étincelantes dans leur conception, de l’art bien maîtrisé dans leur exécution. Les réclames d’une distillerie d’eau-de-vie anglaise, de petits chefs-d’œuvre dignes d’un musée. Sur une autre page c’est une tête de femme d’une beauté idéale qui attire le regard du connaisseur : un visage rêvé avec un souci artistique admiratif et une compétence professionnelle recueillie, dignes du fidèle disciple du maître de la renaissance : peut-être même supérieur, parce que sur ce sourire-ci de Joconde on a su peindre même son mystère. On le comprend dans le texte : ce sourire signifie que la dame en question a fini par trouver l’épilatoire parfait, la plaque idéale pour faire suer et les cachets contre la constipation, garants de plaisirs extraterrestres.

Plus loin une citation de Shakespeare, appliquée correctement et en bonne logique à une dissertation métaphysique expliquant les avantages du papier à cigarettes : elle rappelle un peu l’enthousiasme religieux avec lequel une industrie de chez nous hisse ses fabrications jusqu’aux nues.

 

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Ce n’est pas trop grave, cela ne nuit pas à l’art, puisque dans l’art la gloire n’a jamais tenu au thème mais toujours à l’exécution, et le fait que cette exécution concerne cette fois des marchandises exportables est aussi peu une honte de l’art que ne pouvait pas être la fierté de l’art d’être entré au Moyen Âge au service de l’église, parce qu’alors c’est l’église qui lui donnait, en plus de l’inspiration, son pain quotidien.

Le problème est seulement que le parrain et l’éleveur actuel de l’art, la Sainte Technocratie, lui octroie pour le moment les biens terrestres encore plus chichement que l’église octroyait autrefois les biens célestes.

 

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Il y a tout de même deux exceptions parmi les revues : Vie Parisienne et Sourire, ces deux organes authentiquement français de l’amour terrestre, qui ont le grand honneur d’être tous les deux interdits à Paris.

Dans ces deux revues on trouve les illustrations artistiques à l’intérieur, et les photos de pacotille à l’extérieur, parmi les annonces.

La marchandise préconisée par ces deux revues a encore et aura peut-être toujours besoin de cette illusion décorative dont la parfume l’imagination, pour la rendre plus attirante que la réalité.

 

Pesti Napló, 4 octobre 1934.

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