Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la logique inconnue

ou

filles de mauvaise vie À la maison de santÉ

ou

six auteurs cherchent un rÔle moderne, un septiÈme le trouve lÀ oÙ personne ne le cherchait

(Tragédie express des ères historiques précédant la découverte du camélia)

   

premiÈre machine

(Trieste. Boui-boui. Des matelots. Couvertures. Garces et ribaudes. Au milieu de la pièce une souillure morale aménagée avec un goût modeste. Chancre sur les murs. Des filles de mauvaise vie, l’injure à la bouche, embrassent des assassins dans une mare de crachats.)

Comte Tolstoï (passe la tête) :

C’est moi la seule âme pure du village

Tous les chiens me lèchent le visage.

Ce boui-boui est tout indiqué pour y commettre une bonne action.  J’ai gagné cinq soixante, je me paye une soirée à six soixante. Steff, ne dors pas ! Qu’en dis-tu, n’est-ce pas que c’est un endroit de rêve ? J’aimerais un petit noir. (Il met la main dans la souillure, il en retire Annie par les cheveux.) Pardon Mademoiselle, je croyais que c’était des épinards. (Il lui renverse sur la tête le potage au vermicelle.) Mais puisque tu es là, comment tu t’appelles, quels sont tes problèmes, comme tu es jolie, s’il te plaît, Steff, n’oublie pas de faire livrer à Londres les deux wagons de brosses.

Annie : Ma mère s’est fait assommer par Émile Zola, mon père était Victor Hugo, on lui a décerné le prix Nobel en travail de nuit et il est mort, ne me tripotez pas les fesses, mes médecins m’ont diagnostiqué la phtisie, passez-moi une cigarette, ne me l’enfoncez pas dans l’oreille, dans ma bouche plutôt.

Comte Tolstoï : Je te suivrai jusqu’en Sibérie ou plutôt pardon, Steff, s’il te plaît, envoie les huit hectolitres de vin d’Érd à Lloyd George, demain je veux dormir jusqu’à dix heures, envoyez cette petite à mes frais dans la maison de santé des bonnes œuvres, ouvrez immédiatement pour aérer, où est donc mon fume-cigare à pois, Steff, s’il te plaît, ne me marche pas sur les mains. (Il s’enfuit à quatre pattes et saute à bord d’une auto qui vient le chercher.)

 

deuxiÈme machine

(Salon de jeu d’une institution de santé pour grands bourgeois importants, on y fait des réussites ; défilé massif circulaire de commerçants en textile pour les bonnes œuvres, de mères bienfaitrices, de fils à l’âme tendre, d’oncles bruyants, de professeurs en médecine sans surveillance, d’ingénieurs en chef au cœur angélique, sous des drapeaux.)

 

L’IngÉnieur en chef (au médecin) : S’il vous plaît, Docteur, veuillez ausculter la plante de mon pied. Il y a là quelque chose qui cloche, moi, je suis un gentleman des pieds à la tête, mais là ça cloche.

Le MÉdecin : Impossible, je suis pressé, je cours au labo pour emballer des boulettes récompenses de la vertu.

Annie (en tenue de tennis, équipée d’ailes simples, de bon goût) : Bonjour Madame, s’il vous plaît, vous, excusez mon retard, j’ai dû baisser les yeux ; Docteur, mes respects ; vous, quelle heure est-il, veuillez me le dire, vous.

Armand (gigote) : Annie…

Une mÈre bienfaitrice : Enfin, Armand, devant tout le monde…

Armand : Ma mère, votre orgueil aristocratique peu bien se rebiffer, ce pauvre ange simple, moi je l’épouse et je la prends pour mari, et je l’adopte comme ma fille, et j’en fais mon père et je te défie, mon cheval, ce n’est pas un cheval comme ça que je voulais.

la mÈre (d’une voix grave telle l’air de Germond dans la Traviata) : C’est un malentendu, je voulais seulement vous donner ma bénédiction et te demander de m’épouser moi ainsi que ma sœur Léopoldine, toutes les deux ensemble nous serons ta femme et te suivrons avec joie au pied de l’acacia triste et chuchotant.

Annie (en sanglotant) : Que peut faire une jeune fille déguisée en belle qui aime, qui est aimée, quand les parents ne s’opposent pas au mariage ?

Le Dr imre farkas : Chère Demoiselle, vous demandez…

Le machiniste : Allons, allons, on va rater l’action, on ne peut pas bavarder ici. (Il enclenche la vitesse supérieure.)

 

troisiÈme machine

(La cabine radio d’un poste de commandement aérien dans le but de bombarder New York, le quatrième jour d’une guerre mondiale qui a éclaté entre le Brésil et les USA.)

 

L’officier de bombardement (lance des obus de gaz, fredonne en rêvassant) :

                                   Y a qu’une petite en ce monde immense,

                                   Ma petite fleur à moi…

Annie (saute d’un avion de chasse qui file, elle surgit, toute excitée, dans la cabine radio) : Mon petit Dédé, je suis à la bourre, j’ai des impayés chez mon tailleur, je veux seulement gagner un peu de temps jusqu’à ce que Londres convainque Roosevelt d’envoyer un ultimatum au comte Tolstoï, pour que celui-ci interdise à Amalia de rapporter cette chose au garçon, je suis toute à toi, une Annie vaut mieux que deux tu l’auras.

L’officier : Annie, tu me payes de belles paroles, je ne sais pas pourquoi.

Annie : Non, oh non, je t’adore, regarde ces deux bébés ici, je te les ai mis au monde ce matin, maintenant tu n’as qu’à aller incendier Paris pour que la fumée en chasse ce monsieur Steff qui se précipitera à Trieste et il y parlera au comte, le comte se précipitera au boui-boui pour  parler au bouibouitier afin qu’il empêche que ça s’ébruite au docteur, le docteur se précipitera, il ne parlera pas à Armand qui a été averti par le docteur qui, lui, a été averti par le comte, qui a été alerté par l’incendie que tu as allumé, une biquette, une biquette.

L’officier (se gratte la tête) : Annie, tu me pousses à des irrégularités, c’est New York que j’aurais dû incendier, je vais avoir des embêtements, je ne comprends plus rien, dis-moi, ne serait-il pas possible de tout simplifier ?

Annie : Mon petit Julot, tu n’y piges rien, c’est ainsi que ça doit être fait, il n’y a pas le temps, il n’y a pas le temps, il faut agir, action, action !...

Le machiniste (arrive) : Allons, allons, on va rater l’action.

Annie : Tu vois. (De son pied gauche elle attrape rapidement son oreille droite et saute du bombardier.)

 

derniÈre machine

(Nœud ferroviaire)

 

Le MÉdecin : Mais messieurs, il n’en est pas question, puisque je ne m’opposerai pas à l’ascension d’Annie au paradis même s’il s’avérait qu’elle était l’auteur de l’attentat de Matuska[1].

L’IngÉnieur en chef : Je déclare solennellement que je retire tout ce qui rend impossible pour Annie de toucher le gros lot dont je suis le gagnant.

Sœur Éliza : Ma vie et mon sang pour Annie.

L’officier de bombardement : Bien que j’aie été condamné à mort par le tribunal militaire, je renonce par la présente à mon droit d’aînesse. Je lègue ma fortune restante à Annie pour qu’Armand puisse l’épouser.

la mÈre : Je ne pose pas de question, je veux que mon fils épouse Annie, et s’il rechigne, c’est moi qui l’épouserai.

armand : Nous allons tous épouser Annie.

le comte : Mais s’il vous plaît, j’étais simplement distrait, il est tout naturel que je prolonge le séjour d’Annie à l’institution de santé jusqu’à la fin de ses jours, et je l’adopte pour ma fille.

lohengrin : Je déclare solennellement que je préfère avouer mes origines juives, pourvu que plus personne ne demande à Annie où se trouve la route de Trieste.

Annie (rêvant) : Non… non… vous êtes tous trop bons… Et moi je n’arrive pas à choisir… (Tout doucement.)… c’est le petit jardin que je veux avec l’acacia triste…

tous (en hurlant) : Accordé !

Le machiniste (arrive) : Allons, allons, on va rater l’action.

Annie : Vous voyez… Est-ce que j’ai une minute de tranquillité dans cette pièce pour me ressaisir et faire des choses sensées ? (Elle se tire une balle dans la tête.)

le public : Tout ceci est bouleversant.

monsieur keszler : J’appelle ça une œuvre. (Il claque des doigts.) Il y a de l’action là-dedans.

moi (trotte seul du théâtre jusque chez moi) : J’ai enfin compris qu’une fille de mauvaise vie est aussi un être humain. Si au moins l’homme pouvait aussi être considéré comme une fille de mauvaise vie dans ce monde méchant.

 

Színházi Élet, n°1, 1935.

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[1] [1] Szilvester Matuska (1892-disparu en 1945). Tueur en série qui faisait dérailler des trains.