Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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deux sculpteurs et un comÉdien

Rue Százados : une colonie d’artistes.

- La Bajor1 n’est pas encore arrivée. Viens, entre, je te fais visiter en l’attendant. Tu n’es jamais venu chez moi.

Maître Stróbl passe devant à pas rapides. Dans l’atelier les sculptures m’accueillent en vieilles connaissances. Le sage regard de Bouddha de Simon Kemény file par-dessus le personnage desséché, fanatique, tout en nerfs, d’István Tisza – dans un autre coin, c’est Apponyi qui observe mélancoliquement le soldat révolutionnaire chantant des chansons à boire. Un ange ailé se penche en avant, il ne touche le socle que de la pointe des pieds.

- J’aurais aimé te montrer la série anglaise, mais seules quelques copies se trouvent ici. En revanche, tu peux voir les photos.

Quels portraits majestueux : Hamilton, Snowden et les autres, toute l’histoire contemporaine. C’est magnifique. Je les ai souvent vus dans les colonnes de Illustrated London News ou d’autres revues, et maintenant je ressens pour la première fois – sur les photos des sculptures, sur l’ombre des ombres – qu’ils sont vivants, bien vivants, ce sont bien eux, autant de rencontres personnelles.

Stróbl sourit.

- Eh oui, il y a quand même une différence entre un musée de cire et la sculpture… Si je dis cela, c’est parce que tu as écrit quelque chose là-dessus un jour, et tu as eu le courage d’avouer franchement les doutes d’une âme profane… J’ajoute encore quelque chose : si maintenant on te passait en blanc à la chaux et on attendait Gizi comme ça, tout simplement elle ne te reconnaîtrait pas derrière ce masque ; alors que ta sculpture bien réussie, n’est-ce pas, serait reconnue même par un inconnu qui passerait à côté de toi par le plus grand des hasards, mais il ne remarquerait pas ta personne. Au demeurant, les Anglais ont été très aimables, avec Bernard Shaw nous nous sommes liés d’amitié pour la vie, bientôt je retournerai à Londres et je serai son invité. Il a dit à propos de sa statue – elle se trouve dans la pièce voisine – qu’elle est mieux que l’original.

Je m’y rends, je la regarde. Je ne connais pas l’original, mais Shaw a raison : le véritable ne peut être que moins bon. Une tête parfaite, le symbole le plus significatif de l’histoire de la pensée de ce siècle, Voltaire n’a pas été plus important en son temps. La sagesse infinie du regard et le raffinement de la bouche évoquent quelque chose de très ancien : ça me revient, c’est Lao Tseu, le sage oriental assis sur le dos d’une vache  dans une vieille image japonaise, un chef-d’œuvre inoubliable.

Je ne manque pas de le dire à Shaw, la statue ouvre ses lèvres pour me répondre, quand l’actrice, Madame Bajor, arrive. Je présente mes excuses à Shaw.

- Pardonnez-moi, Frauendienst vor Gottesdienst2. À plus tard.

L’actrice est de mauvaise humeur, elle a mal aux dents, sa joue est enflée, elle me prie très sérieusement d’éviter de la faire rire, parce que cela tirerait sur la mâchoire qui vient d’être opérée.

Je m’étonne qu’elle ait supposé que je ne comprenne pas cela, il se trouve que je suis calé en matière médicale, elle ne s’imagine tout de même pas que je me mettrai à blaguer quand je la vois souffrir, son visage est tout déformé par la douleur, je ne l’ai pas reconnue quand elle est entrée, sa mauvaise mine n’est pas belle à voir.

Toc. Déjà elle rit. Elle rit et gémit et m’envoie au diable. Elle gémit et elle rit, et elle ne gémit plus, elle rit seulement. Ce n’est vraiment pas de ma faute. Pas de chance, ce n’est pas mon jour, je ferais mieux de me taire.

Pendant ce temps elle a occupé sa place sur l’estrade, et le Maître se met au travail. Je les regarde respectueusement. Gizi Bajor se penche en avant, elle observe le buste, dans tous les sens, elle lève les deux bras, elle les croise sur la poitrine comme sur la sculpture, elle rectifie encore quelques doigts sur les mains – puis elle positionne le visage en louchant vers la statue, elle lève légèrement la lèvre supérieure, prête un peu de rigidité au regard, rentre ses narines d’un petit millimètre ainsi que les lobes de ses oreilles sous les cheveux – c’est bon, la copie de la statue est prête, elle est parfaite.

- Admirable ! – crie Stróbl qui fait un pas en arrière et plisse les yeux pour mieux examiner son œuvre et son modèle. – Admirable, vous ressemblez mieux aujourd’hui qu’hier. Pourtant je vous jure sur ce que vous voulez que je n’y ai pas touché depuis hier.

- N’est-il pas mignon, ce si grand artiste ?

Ce qui est le plus effrayant pour moi c’est de voir Madame l’actrice qui ne rit pas de sa propre plaisanterie ; elle reste assise, immobile, sérieuse, digne comme au théâtre, dans la grande scène, en attendant sa réplique.

Eh bien, on va la lui donner. C’est plus fort que moi, je la contourne par la gauche, derrière son épaule, où son oreille est dégagée. Je lui chuchote :

- Vous êtes une grande sculptrice.

Elle ne répond pas, ma découverte n’est pas une révélation pour elle. Je poursuis :

- Je connais peu de sculpteurs dans le monde, capables de représenter si bien cette statue lourdaude qu’a fabriquée Stróbl. Comment ça, peu ? Pas un seul. Vous, vous auriez pu convaincre Maria Bachkirtchev – par exemple – que le portrait qu’elle a peint d’elle-même dans son miroir est en réalité votre portrait à vous.

Stróbl, immergé dans la matière, ne nous écoute pas, l’actrice a le temps de se tourner vers moi ex tempore, comme sur une instruction "sur le côté".

- Quant à mon talent de modelage, j’emmagasine le compliment avec orgueil et fierté, vous m’avez comparé au Maître. Mais je vais vous dire quelque chose. Dans le fait que je prenne au sérieux ce que vous me dites, je sens grandir un autre talent latent en moi, que probablement vous ignorez encore. Mais vous découvrirez un jour que même dans l’art de la comédie je suis aussi douée que vous.

Elle m’a touché au cœur.

Je m’éloigne mornement, comme blessé au point le plus vulnérable. Je me retire auprès de mon grand frère Bernard dont j’ai abandonné l’image en plâtre comme un malotru, sous le charme de l’actrice qui avait fait son entrée dans l’atelier.

La scène nous représente à l’instant où je me plains à lui.

MOI : Que dites-vous de ce modèle, mon frère Bernard ? C’est pas mal, hein ?

SHAW : Je l’observe depuis de longues minutes. Un visage intéressant. Il y a quelque chose dans ce regard… Dites, ce n’est pas par hasard celle qui a joué ma Jeanne ?

MOI (étonné) : Et comment ! Bien sûr que c’est elle ! Elle était géniale ! Qu’est-ce qui vous y a fait penser ?

SHAW : Il y a en elle quelque chose d’un enthousiaste et d’un marchand. Elle doit être excellente ménagère.

MOI : Je l’ignore, je déjeunerai chez eux aujourd’hui pour la première fois. Mais elle n’en sait rien pour le moment. Quel est votre avis sur ce qu’elle nous qualifie de comédiens ?

SHAW : Écoutez, il ne m’est arrivé qu’une fois de sangloter, adulte, en compagnie d’une dame, ce n’était certainement pas digne d’un gentleman, mais cela a eu des conséquences importantes. La dame avait prétendu que je jouais la comédie, et par là même, même si ce n’était pas la vérité, elle m’a donné une bonne idée. J’ai écrit cette scène, et l’acteur jouant l’homme sanglotant a fait pleurer toute la salle, y compris la dame dans le public, qui n’avait pas cru au sérieux des larmes de l’auteur.

MOI : Et alors ?

SHAW : La chose est simple. Si cette actrice qualifie de comédie ce que vous lui dites, écrivez-lui une pièce et mettez dans sa bouche à elle ce que vous vouliez lui dire. Vous verrez, après le succès, à quel point elle prendra au sérieux votre vocation d’écrivain.

 

Színházi Élet, n°19, 1935.

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[1]   Gizi Bajor (1983-1951). Très grande comédienne hongroise. 

Zsigmond Kisfaludi Stróbl (1884-1975). Sculpteur hongrois. Auteur de l’immense statue sui domine le Mont Gellért à Budapest.

Simon Kemény 1882-1945). Écrivain et poète hongrois.

István Tisza (1861-1918). Premier ministre de Hongrie de 1913à1917.

Albert Apponyi (1846-1933). Homme politique hongrois ; plusieurs fois ministre.

[2] Le service des femmes avant le service de Dieu.