Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

oLOgies et oMancies

Psychologie de pacotille

12b ologie l’est peut-être un "rayon tardif du jardin d’Éden", cette survivance : un attachement convulsif à la personnalité, dans notre époque collective, toutes ces chiromancies et phrénologies et graphologies et le reste, des déductions de la paume de la main, la forme de la tête et du pied, de l’écriture, des produits secondaires, pas toujours ragoûtants de certains processus vitaux, tiré sur la vie et sur le sort et sur le destin, en tout cas d’une manière distinctive, puisque c’est le plus important là-dedans, souligner que si tu n’es qu’un simple employé au cadastre, voire mademoiselle dactylo, voire soldat et député au parlement, néanmoins ton âme est un sommet rocheux solitaire sous l’uniforme apparent, tu es une majesté, une particularité unique – tu existes parce que tu es différent, tu as un caractère, une monographie, une définition circonscriptible à l’instar de la cantharide forestière dont un expert a éventuellement écrit un livre, ou de Napoléon qui a également été décrit dans plusieurs livres.

Sois donc fier si le graphologue de la brasserie s’arrête à ta table entre le fromage et le dessert pour, contre une éventuelle et modeste rémunération, déterminer de ton écriture si c’est le Gengis Khan des instincts conquérants, ou si c’est le sage et compréhensif Confucius qui se blottit au fond de ton âme, selon que les restes que le garçon vient d’emporter sont d’un beefsteak saignant ou de macaronis  à la milanaise. Il n’y a aucune tricherie là-dedans, tout juste une petite correction de la fortune, puisque ce que tu manges est aussi caractéristique de ton être que la petite boucle de tes lettres "g" et si ton écriture tend vers le haut ou vers le bas en fin de ligne. Ce savoir « qui pour vivre doit faire du bruit »[1] est une science sérieuse bien que pas tout à fait exacte dans ses moyens. Après tout, les sciences auxiliaires comptent aussi dans d’autres métiers, et tu dois reconnaître que ton ami et convive, le marchand de munitions, est un homme plus doux et plus équitable que toi, poète querelleur et combatif, parce que lui, il a commandé au maître sa caractérologie sans tergiverser, alors que toi, tu as vivement protesté et tu l’as envoyé au diable. Si tu réfléchis tu reconnais que c’est lui qui a raison lorsque, préparant quand même ton profil gratis pro deo, pour y lire que tes instincts peu accommodants, malveillants et soupçonneux ne sont surpassés que par ton avarice et ta colossale mesquinerie.

 

*

 

Science, bien sûr que c’est une science, nous ne le contestons pas une seconde, pas même pour savoir si c’est déjà une science ou si c’est encore une science. Cela dépend chaque fois de la préférence du client, si elle incline au doute extraterrestre ou plutôt à l’objectivité des statistiques. Sur la graphologie par exemple, de nombreux livres ont été écrits, principalement par des Allemands, et si on les feuillette, on doit reconnaître que leur contenu (hélas) ne donne pas dans la plaisanterie : tous les criminels écrivent la lettre "h" d’une certaine façon, et tous les chercheurs géniaux écrivent la lettre "b" d’une certaine autre façon (surtout si la personne est géniale en matière de graphologie). Les lignes de la main aussi doivent nécessairement révéler une certaine loi, puisque de diligents messieurs et dames dont c’est la vocation, voire le gagne-pain, les observent depuis six mille ans. Que la forme de la tête ne soit pas un hasard, toutes les sages-femmes le savent, de même que pas une seule parcelle de notre corps et de notre âme n’a été accumulée juste comme ça à la fourche par une indifférence hurluberlue : ce sont bien des traits caractéristiques sous tous les aspects, aussi formels que fonctionnels. Il est très probable que dans la science des sinistres aruspices primitifs il y avait aussi des vérités éternelles, quand ils prédisaient le caractère et le destin à partir des intestins et autres viscères, surtout en leur temps quand à défaut de rayons X les intestins et viscères qui étaient à la disposition du savant étaient ceux qui étaient sortis du corps (éventuellement par piétinement), et pouvaient donc fournir de précieux apports informatifs concernant la fin sinistre de la personnalité. Je ne suis pas un zélé Kretschmeister, mais je dois reconnaître que la caractérologie, avec ses catégories schizoïdes et cycloïdes, pourrait pour le moment être au minimum une source utile, un Brehm ou un Linné du royaume des fourmis pour illustrer objectivement le mammifère géant nommé homme. Après tout, toutes ces caractérisations et analyses et déductions avaient pour point de départ tacite l’hypothèse que l’homme peut être décrit et représenté dans son être physique et psychique, en tant que résultat invariable pour l’essentiel d’antécédents complexes mais prévisibles. Une fois que je l’ai bien dessiné, on peut le reconnaître de mon dessin aussi bien que je reconnais dans un champ le pissenlit à ses pétales et à son comportement en rapport avec les insectes, ou la bardane dont le caractère est décrit dans mon Encyclopédie du botaniste.

 

*

 

Ce qui est tout de même bizarre, c’est qu’ils fassent un si grand détour pour s’en approcher. Cela, je l’avoue, m’a toujours étonné. J’ai évoqué récemment quelque part ma production insolente présentée au salon d’un hypnotiseur, quand le verre d’eau m’a été apporté en une minute par le même médium qui au préalable a été hypnotisé à cette performance merveilleuse pendant une demi-heure, simplement parce que je lui ai poliment demandé un verre d’eau. En effet, j’ai vu la différence entre les deux méthodes uniquement quantitative et non substantielle, or à mon humble avis un degré supérieur de la communication entre les gens est la transmission de volonté par le biais de la conscience, plus que par les instincts. Je pense de même à propos de ces caractérisations et déductions. En tout cas il est très intéressant que la trace des bons et mauvais côtés de notre nature fondamentale, notre climat moral, notre caractère, notre talent et nos dons puissent être retrouvés en réduction  dans notre façon d’user nos chaussures de travers ou à l’implantation de notre chevelure, mais vaut-il la peine d’étudier cent millions de chaussures et couper cent millions de cheveux en quatre, pour dégager péniblement une règle qui tienne, de la régularité de tous ces petits signes microscopiques ? J’ai écouté l’autre jour poliment et patiemment une conférence d’un célèbre expert des mains, toute une étude, sur la spécificité personnelle à laquelle il est parvenu après un examen approfondi de la paume de la main d’une charmante dame, nouveau membre de la société. De même que le médium et les autres invités ébahis et stupéfaits, j’ai moi-même reconnu "qu’il y a quelque chose là-dedans". Mais ensuite (la dame étant très sympathique) je n’ai pas senti inutile de discuter un peu avec elle pour apprendre d’une part d’elle-même, d’autre part en appliquant la méthode éprouvée de la comparaison grâce à ma modeste expérience, apprendre enfin quelle créature de Dieu était cette charmante dame, était-elle un enfant sage ou un mauvais garnement, aimait-elle tout ce que j’aime et ai-je eu raison quand dans l’ennui de l’analyse je n’observais pas sa main ni le lobe de ses oreilles, ni le geste de ses coudes, ni la racine de ses cheveux, mais son visage (discrètement bien sûr), et j’ai pensé qu’elle devait sûrement être une admiratrice des sketchs de Leacock[2], des descriptions de voyages du capitaine Scott, de la salade verte, et du baiser inattendu qui a claqué au milieu de cette conversation banale.

 

*

 

Je n’ai aucune raison de mépriser cette vieille méthode, pourtant plus évoluée, au bénéfice des chiromancies et des graphologies, surtout si l’on pense que je lui dois mon unique succès graphologique. L’excellent graphologue peinait depuis des heures déjà avec l’écriture du médium absent (il s’agissait d’une lettre qu’on lui avait subtilisée, afin de la "faire analyser" à son insu), et il n’arrivait pas à  en tirer quelque chose de significatif sur son caractère. Je le guettais de côté et je me suis permis brusquement d’intervenir insolemment. J’ai déclaré que la personne que je ne connaissais pas non plus, était très certainement dure d’oreille. Grande surprise : le porteur de la lettre a confirmé mon affirmation. Grand succès, le graphologue a levé sur moi un regard envieux et respectueux, il m’a demandé de quel maître j’étais le disciple. J’ai remarqué avec désinvolture que c’était un pressentiment, rien d’autre.

C’est Culbertson qui introduit son fameux manuel de bridge par la remarque que plutôt qu’une mauvaise impasse, mieux vaut un coup d’œil dans le jeu de son adversaire. Je n’ai donc pas dévoilé que dans la lettre j’avais découvert le nom d’une connaissance commune, et de là j’ai su qui était le médium dur d’oreille en question. Je ne dis pas, la forme des lettres avec lesquelles on écrit est également quelque chose de très caractéristique, néanmoins le contenu est encore plus révélateur quant à son auteur.

 

Pesti Napló, 19 mai 1935.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Du 11e tableau de La Tragédie de l’Homme de Imre Madách.

[2] Stephen Leacock (1869-1944). Écrivain, humoriste anglais.