Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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oral du bac en littÉrature hongroise, en 2150

János Kovács !

- Présent.

- Veuillez rouler plus près du micro, s’il vous plaît. Rangez-vous dans le miroir de projection.

- À vos ordres, Votre Intelligence.

- Nous constatons que János Kovács s’est présenté, son contrôle d’identité est valide. Après sa note "excellent" en contrôle continu et "excellent" également après l’épreuve écrite, il est autorisé à passer l’épreuve orale en littérature hongroise. Monsieur le Président d’Enseignement veut-il bien le noter ?

- Je le note, Monsieur le Professeur. Commencez, je vous prie.

- Kovács, votre assiduité et vos résultats, particulièrement durant les dernières années, ont mérité notre plus haute considération. Espérons que maintenant, quand vous devez rendre compte de votre formation secondaire, avant de passer à l’école de la vie, en la présence intellectuelle du président et cerveau principal de la commission nationale dépêchée chez nous (il se prosterne), vous allez rendre compte non seulement de votre propre intelligence et de vos connaissances, mais aussi vos réponses placeront sous un jour favorable les traditions et méthodes pédagogiques de notre établissement.

- Je ferai de mon mieux, Votre Intelligence.

- Écoutez donc. Nous allons résumer la substance et les principales orientations de la littérature hongroise du vingtième siècle, je crois que c’est là-dessus que porte la question que vous avez tirée.

- Oui, Votre Intelligence.

- Alors, commençons par la fin, dites-nous par quel événement nous avons l’habitude de clôturer la littérature hongroise du vingtième siècle, associée à de nombreux processus culturels et scientifiques ?

- Par la catastrophe de la comète de 1986.

- C’est exact. Dites-nous en quelque chose.

- Le 22 juin 1986 notre Terre a heurté la queue d’une comète gazeuse, ou plus exactement elle a traversé cette queue. La masse gazeuse parvenue de l’infini, par sa composition chimique particulière, a tout laissé intact sauf le matériau à la mode à cette époque pour stabiliser les lettres, appelé papier. À la suite de cet accident, partout dans le monde, chez nous aussi, ont été anéanties les bibliothèques, dictionnaires, extraits d’état civil, connaissances et données accumulées depuis des centaines, voire des milliers d’années ; nous y puisions ces données et ces connaissances. Dès le lendemain il a fallu tout recommencer ; le fer gommo-résineux est devenu la nouvelle matière pour fixer les lettres, et on était contraint de récolter toutes les connaissances concernant le passé sur la base de traditions orales, implorant le secours des survivants de la catastrophe culturelle qui ont bien voulu se mettre à la disposition de la science.

- C’est exact. La situation était telle en effet, non seulement en littérature, mais à certains égards en science et en politique également. Ici néanmoins nous nous intéressons de plus près à la littérature. Quelle tendance ou quelle école détient le mérite de nous permettre de disposer malgré tout de données précises et fiables sur la littérature du vingtième siècle ?

- Les nouveaux chercheurs surgis au début de notre siècle, que l’on appelle les reconstructivstes, ont tout fait pour exhumer, sur la base de collationnements de la littérature gommo-résineuse précoce et des traditions, par la méthode spéculative, les contours de l’image artistique du grand siècle.

- C’est très exact. Dites-nous quelque chose, tout d’abord dans les grandes lignes, de l’esprit littéraire du premier quart du siècle.

- Les contemporains encore en vie dans les années quatre-vingt-dix pouvaient en rapporter quelques informations, voire les reliques cinématographiques, peintures sur toile ou les fossiles lapidaires, ainsi que des débris enregistrés dans les gramophones et les bandes radio. Au centre de l’intérêt se trouvait l’idéal du goût de l’époque, la sacralisation de la beauté et de la vertu féminines, de même qu’au moyen âge c’était l’idéal chevaleresque.

- Exact. Et qui donc l’incarnait ?

- La dactylo.

- Très juste.

- La pauvre dactylo et le directeur général de la riche grande entreprise ou bien la riche dactylo et le directeur général pauvre de la petite entreprise jouent un rôle décisif dans la littérature, l’art et la philosophie de cette époque. En matière de cette dernière, la philosophie, il convient de mentionner en particulier Szakáll Szőke, alias Barbe Blonde, qui avec Pasternak et Gyula Gózon

Ödön.

- Excusez-moi, avec Ödön Gózon[1], ils ont écrit la grande œuvre en vingt volumes intitulée "Métaphysique et coefficient moral de la dactylo", œuvre qui durant un demi-siècle a été la bible du public cultivé, jusqu’à la catastrophe. Nous pouvons encore mentionner, comme accessoirement, Zsigmond Móricz, l’excellent gastronome, qui dans son livre de cuisine réunissant des plats populaires a tenté de remplacer la dactylo par la jeune paysanne et le directeur général par le petit propriétaire, mais sans succès.

- Que pouvez-vous en dire encore ?

- C’est sous sa plume qu’est né le poème éducatif religieux toujours populaire commençant par ce vers : « J’ai l’honneur de vous faire savoir que je ne fouillerai plus dans vos tiroirs ». Son nom n’est qu’un pseudonyme, en réalité il cache une millionnaire du nom de Lili Hatvany[2], qui a été l’épouse d’un commerçant en gros nommé Géza Bánat, et sœur de Dezső Kosztolányi, l’excellent urbaniste, père de la plantation des "Arbres de l’avenue Üllői"1.

- Que savez-vous de Endre Ady ?

- Ady, sous son vrai nom Endre Góg2, ayant aussi porté par la suite le nom de László Mécs[3], en tant que neveu de la Mort, qui par ses relations familiales s’est surtout distingué en politique.

- Dites-nous quelque chose de Hacsek Sajó[4].

- Sándor Hacsek, en abréviation Sajó, était l’auteur des élégies les plus populaires de son temps. De même qu’Ossian[5], il a ravivé ces vieilles atmosphères nuageuses qui nous rappellent les périodes de l’histoire nommées antédiluviennes, que la légende met dans la bouche de Noé. Les jeunes gens et jeunes filles sentimentaux de l’époque ont beaucoup larmoyé sur ces petites histoires que publiaient en feuilletons, sous le titre de "László et Vadnay", dans "Témoin", le quotidien juridictionnel de László Németh[6].

- Merci, c’est bon. Qui était le poète lyrique le plus connu de ce temps ?

- Boulet. Il nous est resté nombre de ses poèmes originaux, essentiellement dans des films et sur des colonnes d’affichage où il glorifie le cœur rayonnant, chaleureux, et les charmes de sa muse nommée Brigitte ou Briquette. On peut encore mentionner Sándor Hunyady[7], le ménestrel du chant folklorique intitulé "Cerise à queue noire".

- Et l’essayiste ou le critique le plus éminent ?

Dietrichststein[8]. Il a eu une influence certaine sur le progrès intellectuel de son temps avec son essai sur Shakespeare dans lequel il a développé qu’en drame Shakespeare est le premier, mais pour se débarrasser des punaises…

- Laissons cela, cela concerne la littérature scientifique. Parlez-nous du culte de Loup.

- Imre Loup, chef de guerre albanais victorieux, a conduit de nombreux assauts dans le pays avec ses troupes, laissant derrière lui des morts et des blessés que l’on soignait à la clinique nommée Leleley. Des auteurs inconnus ont souvent écrit en ces temps anciens des chansons d’amour, par exemple "Nous n’avons pas peur du Loup", qui nous sont restées d’une part dans la tradition orale, d’autre part sur des bonbons fossilisés.

- Correct. Nous savons effectivement que le chant, la chanson, étaient très répandus à cette époque. Disposez-vous de quelques preuves ?

- Oui. Les chercheurs ont réussi à retrouver un écriteau gravé sur une plaque de fer dont l’authenticité ne laisse aucun doute, et qui apparemment provient de la paroi d’un ancien wagon-restaurant. On a réussi à déchiffrer ce texte gravé, il a été écrit en langue germanique ancienne, je vous reproduis littéralement ce texte : « Es wird gebeten nur gegen Noten zu zahlen », ce qui signifie qu’on ne doit payer que contre des notes, autrement dit le garçon était obligé de produire une mélodie avant de pouvoir encaisser le prix du repas.

- Excellent. Comment était la situation matérielle des écrivains ?

- Extrêmement favorable. Afin de se libérer de leurs épouses, ils organisaient chaque année de gigantesques festivités, appelées Salons du Livre avec la participation de tout le pays. C’étaient des occasions pour que les auteurs rachètent les livres déjà lus aux lecteurs au prix de vente initial, et soutiennent avec cet argent les éditeurs et éditions dans la misère.

- Bien, peut-être une dernière question : quelle est la trace linguistique la plus ancienne dont nous disposons ?

- La fameuse relique de plomb de Athenæum[9]. Elle pourrait provenir des jours précédant la grande catastrophe, une typographie de plomb que l’on a oublié de remettre en page, et qui contient des notes prises par un moine nommé "Exhorte". Celui-ci prédit la catastrophe, et met en garde son éditeur que, étant donné que le papier va de toute façon être anéanti, il ferait mieux de donner au moine tous les billets de banque bientôt détruits et lui s’engagerait à graver son prochain croquis sur de la peau – sans préciser  la peau de qui. Par bonheur le croquis en question n’a jamais paru sur papier, et il a donc pu nous être préservé.

- Merci. Cela suffira. Cher János Kovács, vous obtenez la mention très bien pour cette épreuve du baccalauréat.

 

Színházi Élet, n° 24, 1935.

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[1] Titre d’un célèbre poème de Dezső Kosztolányi.

[2] Allusion au vers de Ady : « Je suis le fils de Gog et Magog ».

 

 



[1] Il s’agit probablement de Gyula Gózon (1885-1972), célèbre acteur hongrois de cinéma.

[2] Lili Hatvany (1890-1968). Écrivaine, critique littéraire.

[3] László Mécs (1895-1978). Prêtre et poète hongrois

[4] Hacsek et Sajó : deux rôles de cabaret imaginés par l’humoriste László Vadnay (1904-1967) qui ont connu un immense succès dans les années 30 en Hongrie.

[5] Ossian : personnage légendaire de la littérature irlandaise.

[6] László Németh (1901-1975). Écrivain hongrois, essayiste.

[7] Sándor Hunyadi (1890-1942). Écrivain, auteur dramatique. "Cerise à queue noire" est le titre d’une de ses pièces.

[8] Dietrichststein : nom générique d’une famille noble autrichienne.

[9] Athenæum : important maison d’édition.