Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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mÊme nos lÈvres ne se touchent pas gratis…

Talent inné et talent acquis

 Cest une petite jeune fille de la campagne qui m’a appris récemment ce bel aphorisme. Une petite jeune fille de la campagne qui, de par sa profession demeure depuis déjà un temps assez long à Budapest, mais comme on peut le constater, elle a conservé la fraîcheur et la subtilité de l’authentique langage populaire. C’est elle qui a prononcé en guise de réponse très expressive dans une conversation : même nos lèvres ne se touchent pas gratis.

Une brève réflexion permet de saisir que cette charmante petite phrase est plus originale, et encore plus surprenante, plus subtile qu’on le croirait à la première seconde. Elle ne signifie pas, ou pas seulement, qu’on ne fait cadeau de rien dans ce monde marchand, pas même le parler. Elle contient aussi ce que le lecteur peut vérifier tout de suite s’il l’essaye, que pendant qu’on prononce le mot "gratis", vu qu’il ne contient aucune labiale, nos lèvres ne se touchent pas du tout, nous exhalons ce mot de notre bouche, pudiquement et timidement, comme il se doit pour un mendiant qui demande quelque chose sans contrepartie, étant donné qu’il n’est en mesure de donner en échange ni affaire, ni argent, ni rang, pas même des hommages qui supposent certaines relations sociales, ce mot glisse entre nos dents et nos lèvres, poussé par un désir désespéré, comme prononcé par hasard, par distraction, prêtes à le rappeler aussitôt : la garde des dents ne l’a pas mordu, ne l’a pas renvoyé au gosier, les lèvres ont laissé échapper ce galopin, elles n’ont pas voulu assumer la responsabilité, elles ne se sont pas refermées sur le seuil de la fierté et de l’orgueil.

Cette brève analyse me fait l’effet d’un mouvement complexe et sophistiqué de Brahms ou de Liszt ; ils ont élaboré le motif mélodique d’une chanson populaire hongroise, et cela prouve seulement l’originalité et la magnificence de la chanson dans son genre, sans quoi elle n’aurait pas pu inspirer le musicien à l’oreille sensible : si le musicien a pu "anoblir" la mélodie, ce n’est pas son mérite à lui mais celui de la chanson, riche de contenu au point qu’elle a pu s’épanouir entre les mains de l’expert. Il y a souvent en effet du talent archaïque dissimulé dans les dictons, aphorismes et sagesses populaires, de l’originalité et de la force créatrice ; ferait une grave erreur celui qui assimilerait ce talent à la notion de "primitivité", de simplicité et de naturel. Ceux qui veulent déduire "le caractère populaire" à partir de la "simplicité" et le comprendre par la réflexion, trahissent en réalité la primitivité de leur propre méthode esthétique, ils confondent la concision et la naïveté, alors qu’ils devraient réfléchir à la phrase cynique de Cicéron : « je n’ai pas eu le temps d’être bref ». Cette phrase signifie qu’une formule bien rédigée représente davantage d’art, de culture et de magie que, dans le cas donné, plusieurs volumes d’exégèse. Durant ma formation militaire j’ai eu l’occasion d’étudier (du troufion au caporal) les perles de notre expression populaire que le romantisme du théâtre populaire a classée sous le titre de "mots paysans" en les servant, dans des imitations faussées, sous le nez de ces messieurs ; j’ose dire que j’y ai découvert plus d’habileté rusée et raffinée, un panorama plus drôle et plus surprenant de lointaines associations d’idées, de cultures intelligentes et sensibles, que dans des poèmes de beaucoup de poètes expressionnistes, futuristes et "décadents", or ceux-ci sont fiers justement de leur complexité, montrant à quel point ils sont arrivés loin des lieux communs populaires. Hélas j’aurais du mal à citer des exemples, car l’humour de la sagesse populaire puise sa matière et ses exemples généralement dans la réserve des instincts les plus élémentaires et les plus archaïques de la vie (peut-être est-ce la raison pour laquelle on les prétend primitifs). Mais j’aimerais bien savoir pourquoi il est primitif et simpliste de dire par exemple « je te file une telle beigne que tu mourras de faim », ce qui suggère que ma beigne te fera voler longtemps en l’air, sans que tu aies la possibilité de chercher à te procurer de la nourriture – ou encore ceci : « c’est mieux que pieds nus ? » à supposer que la question s’adresse à quelqu’un qui n’est pas chaussé ; ou ceci : « je t’enfonce la tête au point qu’on te montrera à la foire » - l’explication de cette phrase est ce que le folkloriste peut aisément apprendre de n’importe quel bidasse, elle réside, exprimée très simplement, dans l’hypothèse que la force du coup fera heurter la tête aux côtes, la tête restera tristement coincée derrière les côtes comme un singe dans une cage, que l’on a coutume de montrer, comme chacun sait, dans les foires. C’est un humour si "simple" et si "primitif", celui du bidasse paysan hongrois. D’après ma modeste expertise en matière d’humour, cet esprit dépasse de loin l’esprit grec laconique (provenant comme chacun sait de la Laconie) dans son style et dans sa ruse artistique. C’est pourquoi je me suis permis de célébrer dans le mot populaire cité en titre, non l’antique force brute, mais plutôt le raffinement et la distinction archaïques.

 

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J’ai aussi expliqué tout cela à mon excellent collègue Rezső Bálint[1], qui depuis des années recherche et soutient les artistes paysans ou artisans dont une exposition récente a suscité tant de polémiques. Cette exposition est désormais devenue permanente dans un cadre modeste au fond d’une boutique Place Erzsébet, en face du Salon National, où cet apôtre des artistes m’a fait visiter les dernières créations de peintres et sculpteurs paysans. À l’occasion de l’exposition, Aurél Kárpáti, avec intelligence mais sans ménagement, a démontré le danger qui menace nos arts plastiques si on est submergé par "la mode des talents innés", pour laisser la place à quelque chose qu’autrefois on ne qualifiait pas de talent inné mais, à juste titre, de contrefaçon ou de dilettantisme. Cet avertissement franc et courageux est pertinent contre ceux qui font commerce des talents innés, mais la médaille a aussi son revers dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Ces peintures ou statuettes, que j’admire en les parcourant fournissent des apports exceptionnellement intéressants et instructifs pour comprendre non seulement l’âme du peuple, mais la substance même de l’art. Il s’avère que justement le contraire est vrai de ce que les apôtres de la "force innée" professent dans l’art, et que dans l’art comme dans le sport moderne tout dépend de la beauté de l’exception, et qu’en réalité c’est la "perfection maximale" qui "se cache si bien qu’on ne la remarque même pas". Pour ma part, l’artiste paysan de la première salle, louangé et célébré, sur les tableaux duquel tous les problèmes du formalisme sautent illico aux yeux du spectateur, m’a laissé froid : couleurs et traits, figures, environnement et arrière-fond fourmillent avec avidité et richesse sur ses toiles comme sur les étagères d’un épicier du village – ce n’est pas trop peu, mais plutôt trop abondant pour moi, et dans la "sincérité" admirée de l’artiste je ne vois pas la simplicité mais une surcharge gratuite : cela ne rappelle pas pour moi Petőfi, le grand artiste du peuple, mais les almanachs bariolés et les discours amusants et bizarres, mais totalement anti-artistiques des garçons d’honneurs des noces paysannes. En revanche certains tableaux d’un autre peintre paysan m’ont arrêté avec stupéfaction dans l’autre salle : vaches déambulant sous la lune, aube à la ferme – une bande rose pâle signale le jour qui approche, là où il faut, avec les moyens les plus économiques, et si l’on peut dire qu’une vache est transfigurée, ces vaches le sont certainement. C’est de l’art, de l’art sans  complication, de l’art qui n’est pas simple mais simplifié – mais qu’est-ce que cela à voir avec la provenance sociale ou la condition du peintre ? Ce tableau est bon, comme sont bons les tableaux de Brueghel ou Raphaël, de Gainsborough ou Reynolds, car ce sont des tableaux de maîtres, ils jaillissent d’une âme d’artiste, et l’âme n’est ni ancienne ni nouvelle, ni primitive ni cultivée, cette âme prouve le talent inné d’un paysan aussi bien que d’un Munkácsy ou d’un Fülöp László[2].

Cher Rezső Bálint, croyez-moi, tout talent véritable est un talent inné, indépendamment de savoir si ses lèvres se touchent gratis ou pas gratis et si son cœur s’ouvre dans la création.

 

Pesti Napló, 7 juillet 1935

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[1] Rezső Bálint (1885-1945). Peintre hongrois.

Aurél Kárpáti (1884-1963). Écrivain hongrois.

[2] Mihály Munkácsy (1844-1900). Peintre académique hongrois.

Fülöp László (1869-1937). Portraitiste hongrois.