Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ultima ratio regum[1]

Ce qui est retenu par le filtre

 Que de choses à commenter en une semaine, à la disposition du journaliste ! Or ce qui caractérise le journaliste c’est suivre son inspiration, donc cette sélection ne doit pas être consciente. Le mieux c’est en fin de semaine d’aller examiner le filtre, l’épuisette que nous avons remplie au début de la semaine, pour voir ce qui reste dedans. Car c’est là que gît quelque part le lièvre de ses envies : allez, ressuscitons-le, qu’il clapisse comme ça lui chante. (Je viens de relire, après vingt-cinq ans, le fameux et décrié Interprétation des rêves de Sigmund Freud. Il en sort, comme une constatation définitive et exacte, que l’image la plus vraie de notre âme, l’image de rêve, puise forcément dans chaque cas son point initial dans les événements de la veille. Le jour de la veille du chroniqueur du dimanche, c’est toute une semaine ; il doit puiser les matériaux nécessaires du point de vue de l’autoanalyse dans les souvenirs des six jours passés, même s’il songe à des choses éternelles : ces six jours doivent contenir pour lui tout, à l’instar de la première semaine de la création ; et en effet, si j’y pense, tout ce qui est advenu ensuite n’était autre que la réitération de ces six premiers jours.)

 

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Cette semaine je trouve deux poissons très différents dans le filtre, c’est pourquoi j’ai dû chercher les excuses ci-dessus. L’un est un joli et charmant poème de Lőrinc Szabó[2] paru dans le numéro du jour de l’an de Pesti Napló, l’autre, dans le même journal, est le compte rendu d’économie politique et le programme de Roosevelt. À l’heure qu’il est je n’ai pas la moindre idée sur ce qu’il y a de commun entre eux… Mais selon les lois de la psychologie une telle rencontre onirique, grotesque, ne peut pas être le fruit du hasard. Voyons donc comment ils ont pu tomber ensemble.

Dans le poème il est question du petit garçon du poète qui n’est pas sage en la présence de son grand-père, le père du poète. Le père s’efforce "d’éduquer" l’enfant, mais lorsque le vieux aussi s’en mêle selon les bonnes vieilles méthodes, le poète retrouve la solidarité avec son propre fils contre le père : la colère et la haine inguérissables de son enfance lui remontent à l’esprit, le règlement autoritaire simpliste des différences de vues entre les deux générations, l’ultima ratio familial, la bonne taloche salutaire. L’enfant ressent l’actualité de cette grande question à travers l’hésitation de son père et il explose aussi – il déclare qu’il ne veut pas du tout être sage, car c’est toujours mieux d’être vilain, même si c’est plus risqué, qu’advienne la correction, la gifle et ses conséquences tirées des deux côtés. Le grand-père sourit ironiquement à l’échec de son fils, l’enfant observe la catastrophe, boudeur et empli de défis, on a l’impression un instant que c’est la génération du milieu qui se sortira le moins bien du combat ouvert entre les deux extrêmes, c’est elle qui paiera les pots cassés d’avoir voulu éviter la lutte, c’est elle qui y perdra le plus, plus que le vaincu. Dans cette situation tendue, "critique", sa gêne pénible inspire une solution grotesque. Comme s’il n’était question de rien et les questions soulevées n’existaient même pas, il passe sans transition à un jeu, « jouons au cochon », propose-t-il à l’enfant, « jouons au cochon et grognons ». L’enfant éclate de rire, il entre dans le jeu, il sent instinctivement que d’une part ce jeu est non seulement un répit mais aussi une évacuation des forces destructrices accumulées, et d’autre part que le sujet de ce jeu cache une moralité symboliquement pacificatrice et éducative : « jouons au cochon » pour avoir le temps de prendre conscience que nous sommes des hommes et non des cochons qui ne savent que grogner, bouffer et obéir à des instincts, sans esprit, sans cœur, sans attentes, courant à leur perte comme cela se doit pour des cochons. Les nuages d’orage se dissipent, la tragédie s’adoucit en une idylle.

 

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Dans son message Roosevelt promet à l’Amérique un plus bel avenir à condition d’accepter le conseil du "brain-trust". Il parle d’une sorte de collectivisme, mais nullement au sens communiste. La propriété privée est nécessaire car la conscience de la propriété privée est source d’aspirations qui ne sont pas seulement indignes et nuisibles mais aussi les plus nobles et les plus utiles : encore faut-il briser l’orgueil indomptable du capitalisme qui se moque de la loi et qui méprise la société. Le briser, non par la violence et la colère, la tradition de la loi de Lynch[3], mais selon la foi dans les lois morales. Que chacun se choisisse la foi qui correspond à son goût et son humeur, mais au-delà de cela la nation doit aussi posséder une foi pratique commune : la solidarité germée de la reconnaissance de ce que nous avons besoin les uns des autres.

 

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Ainsi, à première vue, je l’avoue, je ne vois pas beaucoup de relations entre le poème et le message.

Je dois concentrer mon attention sur l’atmosphère qui émane des deux – cette atmosphère exige un certain ton, un certain langage formel.

C’est dans le formalisme du langage qu’ils se ressemblent.

Dans le poème il est question du père et du sentiment paternel. Roosevelt parle à son peuple "sur un ton paternel", ce qui, bien que pas tout à fait justifié par l’idée de base du Contrat Social (« l’état est une union d’hommes adultes », ai-je écrit moi-même, justement à propos de l’Amérique), mais dans l’ambiance générale, lorsqu’il s’agit d’un état, "le père" n’est pas  équivalent à un tyran.

C’est aux députés du parlement que nous avons l’habitude de donner le surnom complaisant de "pères de la nation", pourtant ils représentent la constitutionnalité.

 

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Autrement dit, Roosevelt assume le rôle du père envers ceux qui viendront après nous : il clame le programme central, médian, apte aux compromis, digne de nous, pères, puisque nous devons être les plus sages, nous qui nous trouvons entre le grand-père et le petit-fils dans le choix des trois routes.

Mais nous sommes seuls à voir ce choix comme triple. Le grand-père et le petit-fils ne voient normalement qu’un choix double.

 

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Ultima ratio regum – ainsi parlaient nos grands-pères. S’il n’y a pas d’autre choix, que viennent les armes : nous vaincrons ou nous mourrons, nous tuerons ou serons tués. Pas de troisième issue. […]

J’ai le sentiment et je constate que la jeunesse d’aujourd’hui se sent bien plus proche de lui, du père cherchant les compromis, pesant les solutions secondaires, rationnelles, que du grand-père guerrier se vantant de ses blessures. […]

 

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Ces anciens (peu importe qu’ils aient vingt ans ou quatre-vingt, s’il s’agit de meneurs populaires victorieux ou de prétendants au trône déchus : c’est leur manière de voir que j’appelle ancienne) travaillent constamment avec des antithèses comme Hegel, ne voient que deux possibilités, la thèse et l’antithèse, l’affirmation ou la négation, le oui ou le non ; ils haïssent et considèrent comme lâches hésitants tous ceux qui nient, pas tellement la justesse de leurs affirmations, seulement celle de leur méthode. « Celui qui n’est pas avec moi, est contre moi » - tonnent-ils du haut de leur tonneau, et leur conviction est que ce n’est pas le nœud gordien qui est compliqué, ce sont seulement "les experts" imbéciles et pédants qui le sont, eux qui refusent de le trancher de leur épée, surtout quand le nœud gordien se trouve dans leur ventre.

Il n’y a toujours que ce "oui" et ce "non", c’est le choix entre deux voies.

Ils m’ennuient.

Ils sont ennuyeux car dépassés.

Ils rappellent les chimistes de l’antiquité qui ne reconnaissaient que deux éléments principaux, le feu et l’eau, en tant que contraires, or nous savons depuis longtemps que l’eau comporte aussi du feu et le feu comporte de l’eau, et au demeurant aucun des deux n’est un élément, et il n’y a pas seulement deux éléments mais cent, et celui qui prétend concocter un remède pour l’humanité souffrante doit les connaître tous les cent.

Les milliers de maux et misères du sang que jadis on traitait au feu et à l’eau, en vain ; jusqu’à ce qu’un savant d’un coup de génie ait trouvé le médicament efficace, mais il n’avait pas mené pour cela deux expériences, il avait mené six cent six différentes expériences.

 

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Mais où en sommes-nous encore dans les sciences sociales…

En attendant, mon petit garçon, le mieux est de jouer au cochon et de grogner.

 

Pesti Napló, 6 janvier 1935.

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[1] La force est le dernier argument des rois

[2] L­­­ő­­rinc Szabó (1900-1957). Poète hongrois.

 

[3] Charles Lynch (1738-1796). Juge de l’État de Virginie, fondateur de la justice expéditive qui a donné son nom au lynchage.