Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’Âme dans l’histoire de la littÉrature

Réflexions autour du livre de Babits[1]

Des réflexions, en effet, pas même une intervention, surtout pas une critique. Puisque l’œuvre elle-même n’en est pas une par rapport à son sujet : ce livre est du début jusqu’à la fin une seule déclaration vive et trépidante sur les impressions du poète au surgissement de ses propres sentiments et pensées, pendant que le film si souvent joué, l’histoire de la vie et des œuvres des poètes et écrivains européens se déroule devant ses yeux. C’est pourquoi il n’est pas plus qu’une impression lyrique et pourtant davantage qu’un panorama esthétique – c’est une création autonome dans laquelle c’est l’exercice qui est le sujet pour l’essentiel. Pour le lecteur il s’agit d’une aventure formidable, d’un drame dont les acteurs sont aussi poètes et dont le lieu, la scène, est également le vécu intérieur d’un poète. Babits sait tout cela très bien, et pas un instant il ne berne son lecteur en prétendant vouloir le "cultiver", ou le préparer devant sa propre conscience et la société pour un second baccalauréat de littérature, au cas où il aurait manqué de préparer sérieusement le premier. Il lui met un livre dans la main au sens quasiment romantique du mot, un roman, le journal d’un lecteur moderne qui, en repensant à l’autre vie presque plus vraie de son imagination, dans le royaume des livres, se rend compte que des représentations de rang égal en richesses des images multicolores, en vitalité et complétude, s’attachent aux images de la poésie : le souvenir ici n’a pas d’objet individuel, mais d’autant plus riche est la coloration de ce souvenir, plus riche et plus vive que celle des souvenirs de notre propre vie. Ce livre a été écrit en une unique respiration, il fait l’effet des réflexions en cascade de trois visages dans un palais des glaces – le premier visage est celui de la poésie, le deuxième est celui de Babits et le troisième celui du lecteur en qui tout cela se reflète à travers l’auteur.

Cette curiosité (je l’ai nommée quelque part la relativité des âmes[2], en me référant au fait manifeste que dans tous les avis traitant des hommes on retrouve trois composantes : la personne dont l’avis est formulé, celle qui le formule et celle qui compare les deux), Babits tente de la rendre compréhensible avec l’hypothèse d’une continuité de la vie organique de la littérature tout entière, dans le temps et dans l’espace. Le rôle des langues et des genres dans cette continuité n’est que superficiel, symptôme : il ajoute seulement de la valeur à la composition fondamentale, exprimant l’âme immortelle de l’homme européen dans la littérature. Cette conception représente un progrès et un approfondissement certains par rapport à l’explication que donne Taine sur l’environnement, et dans la pratique elle s’avère être bien plus productive et englobante, elle éclaire toute une armée de phénomènes, avec sa structure intérieure et ses racines secrètes, qui jusqu’ici étaient isolées et scintillaient dans la danse féerique des phénomènes.

Elle féconde aussi elle-même, elle inspire de nouvelles hypothèses encore plus profondes, qui peuvent aisément conduire à une transformation révolutionnaire, radicale de notre image universelle du monde spirituel, voire de la méthodologie de notre vision.

La chose est loin d’être improbable.

Je soupçonne depuis longtemps que les méthodes et les systèmes esthétiques sont dépassés, et il me paraît que du livre de Babits semble émaner ce même soupçon : bien sûr, plutôt dans les aspects négatifs, dans ce ton léger, à demi ironique, avec lequel il applique le poinçon du romantisme, du naturalisme, de l’idéalisme et du réalisme comme entre guillemets. Car que signifie le mot romantique ou naturaliste, ou même vériste ? Ce sont des mots qui ne distinguent ni ne comparent fondamentalement rien : c’est une question d’état d’esprit et d’ambiance que, dans les histoires aventureuses de Victor Hugo, sous l’emprise d’expériences individuelles adéquates, je reconnaisse la représentation fidèle et exacte de la vraie vie, ou je reconnaisse plutôt dans ses détails la conscience minutieuse vériste, de même que la perfection technique graphique "romantique" amène souvent l’objet plus près de mes yeux que quelque photographie moderne "artistique". Et c’est aussi question d’état d’esprit de ne pas sentir derrière l’objectivité de Zola ou encore de Maupassant (sans même parler de Flaubert !) le pathos des désirs et des fois cabré vers les idéaux les plus extravagants et le fantastique : sinon qu’est-ce qui chaufferait et donnerait l’impulsion à l’auteur pour la représentation ? Le malentendu provient de ce que le romantisme prend souvent pour point de départ le point d’arrivée du naturalisme, ils sont là, latents, l’un dans l’autre et l’un sous l’autre, souvent les deux se retrouvent dans la même âme d’artiste, souvent il arrive qu’il y manque les deux et cette âme est pourtant l’âme d’un artiste, pouvant se ranger dans n’importe quelle case et elle dépasse aussi de chacune d’elle.

Pour rester scientifique (et en dépit de mon inclination artistique et mes doutes bergsoniens je suis volontiers scientifique), notre méthodologie esthétique, aussi bien à l’école qu’à l’université, a pris du retard par rapport à celle de la recherche de l’évolution, chez nous elle patauge pour ainsi dire dans un état prédarwinien ou, dans une comparaison puisée à la botanique, elle survit dans une cacophonie d’avant Linné. La théorie de Babits sur « l’entité organique », qui reconduit tout phénomène littéraire vers un vécu grand et unitaire de l’Âme Humaine, et dont une justification criante réside dans le fait que Babits évoque lui aussi que ce sont justement les œuvres les plus intéressantes et les plus particulières qui sont dans leur essence indépendantes de l’esprit du temps et de l’esprit du lieu, ces deux forces proclamées comme décisives, avec lesquelles l’esthétique d’aujourd’hui prétend tout expliquer – cette théorie, je vous disais, me donne envie, pour ne pas penser uniquement à la vie organique mais pour que nous puissions penser aussi à l’évolution organique, au sens non plus darwinien mais carrément mendélien du terme. De l’impact réciproque des âmes d’artiste, de leur provenance les unes des autres, dans la cavalcade riche de leurs modulations et de leurs mutations s’évoquant toujours mutuellement et pourtant toujours individuelles, des coups en retour et des propulsions en avant, on pourrait peut-être découvrir une sorte de système, dont découlerait un enchaînement de nouveaux points de vue, des classifications nouvelles plus riches, plus précises.

Mais pour cela nous avons besoin de la foi en ce que l’âme invisible et immortelle est tout autant une réalité existante que le corps visible et mortel.

Les spiritistes qui tiennent l’âme pour visible et pourtant immortelle, sur la base de leurs "expériences" primitives et infantiles pensent savoir depuis longtemps que les âmes, en dépit de leur immortalité, participent tout autant à la guerre du struggle for life que n’importe quel être vivant qui évolue et lutte pour son existence. Il en découlerait que quelque chose existe dont la perte ou le gain est plus importante même que de perdre ou gagner la vie : seulement nous ne savons pas ce que c’est. La religion l’appelle le salut et le bonheur éternel. Une désignation n’est pas une définition. (Mais comment définir l’indéfinissable ?)

Il serait bien plus pratique et fécond que quelqu’un arrive à démontrer que l’âme d’artiste est tout autant soumise à la loi de la biogenèse que le descendant se développant dans le corps maternel : il passe par toutes les étapes de l’évolution artistique, il refait en plus petit toute l’histoire de la littérature.

J’avais jadis songé à quelque chose de ce genre.

En me choisissant moi comme objet d’expérience (par la nature de la chose, s’agissant d’âme et de souvenirs, que nous ne connaissons que par le biais du moi – nous ne pouvons pas faire une telle expérience sur autrui) j’aurais pris pour point de départ que depuis mon âge de trois ans (la genèse de l’âme en tant que conscience) j’examine les créations de mon imagination jusqu’à la naissance de l’âme de l’artiste : la formation de la personnalité du jeune artiste de seize ou dix-huit ans. Dès la première tentative les données justifiant l’hypothèse de la biogenèse se précipitaient à flots : je me rappelle très précisément qu’à l’âge de quatre ou cinq ans, avant de connaître l’écriture et la lecture, j’ai composé une épopée naïve dans les règles de l’art, j’ai construit l’histoire d’un immense roi infiniment fort et bon et de son peuple, avec la formation d’un monde cosmogonique adéquat. Suivait ensuite une épopée homérique guerrière, mais il ne s’agissait pas d’hommes mais de fourmis, des fourmis rouges et noires. Leur histoire, je la bâtissais en marchant vers l’école maternelle ou plus tard l’école primaire, ou en revenant, j’ai travaillé dessus en doses dans mon imagination, suspendant le travail à la maison et le reprenant le lendemain au même point.

Arrivèrent ensuite les autres genres, tendances et -ismes – tout au long de la littérature de six mille années. Vraiment indépendamment de l’esprit du temps. À cette époque-là, si je me rappelle bien, c’est le vérisme qui faisait rage en Europe.

Un jour je ferai peut-être cette analyse.

Et alors je ne me référerai souvent aux deux volumes de Babits, sur la littérature européenne.

Nyugat, n°8, 1935.

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[1] Histoire de la littérature européenne.

[2] Relativité des âmes, dans le recueil Qui m’a interpellé ?