Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

ESSAIE DE PENSER À AUTRE CHOSE SI TU PEUX

La vie dénaturée

Mais bien sûr, c’est l’été, il y a de tout, des fruits, du vin, le ciel étoilé et des rapports mystérieux entre enfants et adultes, hommes et femmes, hommes et hommes. Salut, mon cher Feri, justement, j’y pensais, pendant que je regardais ces deux… comment ? Tu as reçu quoi ? Une convocation officielle ? Montre, c’est impossible : il exigerait de toi une attestation d’indigence pour quarante pengoes ? Hum… C’est pire que ça : il est aussi écrit ici qu’en cas de non-présentation tu serais arrêté et écroué… Mais je croyais savoir que la prison pour dettes n’existe plus… Ne sois pas ridicule, il ne se passera rien. Bon, salut… Si ça peut te consoler, moi aussi j’ai des problèmes, figure-toi, cette somme dont je t’ai parlé la dernière fois…

Allons, allons, cette conversation n’était pas vraiment de nature à me mettre de bonne humeur pour m’attaquer à mon pensum quotidien. Avançons, avançons, je finirai bien par voir ou entendre quelque chose de plus gai pour me consoler et me donner envie de continuer de vivre.

 

*

Oui, sauf que. Dès que j’ouvre mon journal, je lis une brève en grosses lettres – une ancienne et chère connaissance à moi, un commissaire de police, s’est pendu. Il est resté soixante-douze heures pendu à la poignée de sa fenêtre, on n’a forcé sa porte qu’au bout de trois jours ; le journaliste ajoute un peu mécaniquement : on a aussitôt coupé la corde, mais le corps était sans vie. C’est étonnant.

Au-delà de mes soucis personnels, l’imagination agitée, routinière, de mon métier se met à travailler en moi : me mettre dans l’état d’une âme étrangère, chercher comment se passe ce genre de choses, quelle colère insensée a dû conduire à ce crime, que sentait-il, que pensait-il et même avant ? Une chose est certaine, l’expérience d’une vie n’a pas suffi pour éclairer devant lui un autre chemin que celui-ci, éprouvant, vulgaire et infantile. Probablement il s’imaginait qu’il n’y avait pas d’issue, tout était bouché, fini – en réalité il a remplacé la mort naturelle par ce suicide.

Mais qu’aurait été une mort naturelle ? Un dépérissement dû à la honte et au chagrin de ne pas être en mesure de payer son loyer – ou la fin au sens le plus barbare, le plus animal : mourir d’inanition ?

C’est peu probable. Pendant que je continue ma déambulation lourde de chagrin, des vitrines défilent dans mon dos. Épicerie, cordonnerie, tailleur, modiste, confection, droguerie. Je regarde les marchandises, je monte un budget. Il s’avère que pour cinquante pengoes  je peux acheter des aliments sains et savoureux en quantité suffisante pour une journée – chaussures, complet, chapeau, savon, si je suis modeste, reviennent tout compris moins cher que le minimum vital. La marchandise ne manque pas, c’est l’embarras du choix partout dans le monde comme chacun sait, les industriels gémissent de surproduction, ils croulent sous la concurrence. Le bon marché fait fureur, on fait des maisons en papier, des souliers en caoutchouc – depuis cent ans la grande industrie ne fait qu’augmenter la production de masse, elle fabrique les articles nécessaires pour deux fois plus de personnes que la population du Globe – elle produit des tissus, bicyclettes et patins à roulettes pour mon futur petit-fils dès aujourd’hui, elle noie le marché. Il est impossible qu’un citoyen au bas de la pente ne puisse trouver de quoi s’alimenter et se vêtir pour les jours qui lui restent, en qualité quelconque – mais alors qu’est-ce qui cloche, pourquoi a-t-il renié la vie dont la première condition, le cadre extérieur, aurait garanti le contenu ?

C’est ce contenu qui pour lui était devenu inimaginable.

C’est ce contenu qui a été vidé, qui a été rendu impossible par quelque chose, non seulement pour lui mais pour nous tous ; c’est cette image intérieure qui a été aspirée par le cadre, c’est cette substance qui a été tuée par quelque malheureuse formalité, c’est cet objectif qui a été caché à nos yeux par une croyance aveugle et une idée fixe n’entrevoyant qu’un unique moyen, nous nous trouvons là, au milieu de l’Éden où coulent le lait et le miel, nous, Adam et Ève maudits, incapables de bouger, paralysés, bouche bée, et il ne nous reste pas d’autre solution que de nous pendre à l’Arbre de la Connaissance dont nous avons goûté le fruit.

Quelle est cette idée fixe – faut-il que je la nomme ?

Tout ce que nous en savons c’est qu’elle bouche la vue aussi bien vers l’extérieur que vers l’intérieur – à cause d’elle tu ne regardes pas dans ton for intérieur et elle t’empêche de voir le monde du dehors.

La folie de l’argent.

Il ne s’agit plus de chercher à nous connaître, nous ne cherchons pas le visage de l’autre, ce qu’initialement nous appelions humain dans l’autre : santé, force, beauté, talent, humeur et tout le reste à même de promouvoir l’homme source de joie pour un autre homme. As-tu de l’argent ou n’en as-tu pas – c’est la question, c’est ce que nous essayons de lire dans les yeux inquiets de l’autre, le reste ne nous intéresse pas. Parce que si tu as de l’argent, je peux en profiter, je peux t’en prendre – or si tu n’en as pas, je dois me protéger pour que tu ne prennes pas le mien. Tout le reste a perdu son importance. Tu peux être un athlète des capacités du corps et de l’esprit, tu peux posséder des trésors et des biens et des fortunes sous la terre ici et dans l’au-delà – tu peux avoir des terres et du bétail (voir : propriétaire terrien ou propriétaire d’une maison dans la misère), si tu n’es pas en mesure de changer tes possessions en argent, les gens ne se lieront pas avec toi, tu n’es plus personne, l’argent te rigole au nez, te crache à la figure, te dédaigne et poursuit sa course.

C’est un nouveau phénomène dans le monde : l’immobilier a perdu sa puissance. Le capital est attiré par l’argent, se fait entourer par de l’argent. La valeur de tout le reste a été dénaturée par les fluctuations de la colonne financière, dans le baromètre de l’évaluation, tu n’as plus de nom et plus de maison et plus de patrie et plus de capital, sauf ce qui peut être mesuré en argent. L’évaluation américaine de l’homme : « how many is he worth ? » (combien de dollars vaut cet homme-là ?) est devenu l’étalon universel, et le temps est proche où, à l’instar des rues de New York, nous désignerons les hommes par des chiffres plutôt que des noms : le docteur Cent Mille Pengoes, le comte de Cinquante Mille Livres ou Deux Millions de Schilling, cet excellent poète dramatique. Nous ne portons plus désormais l’argent "sous le manteau", nous l’exhibons comme l’argenterie du poisson, ses écailles, car il n’y a plus rien d’autre pour protéger notre corps nu dans cet enfer de Tantale maudit, condamné à la peur, à la terreur et à la commination.

 

*

Que vaut alors la sage honnêteté, le principe économique sobre et seyant d’avoir à stabiliser la monnaie, d’en faire ressortir une échelle solide dans la fluctuation des valeurs – que valent-ils si cette échelle solide est transformée en veau d’or par le capital stupide, imbécile, épigone dégénéré d’ancêtres actifs, magnifiques – un veau d’or qui non seulement ne favorise pas, mais qui entrave le sain métabolisme ?

Alors venez plutôt, vous, croque-mitaines : dévaluation, inflation, n’importe quoi – que vacille et s’écroule la colonne dont nous avons fait le veau d’or. Que les adorateurs bornés saisis d’effroi cherchent une autre échelle – ils finiront peut-être par en trouver une authentique, dont on ne peut pas encore parler, pas même en chuchotant, pour que tu ne te trahisses pas, pour qu’on ne sache pas que tu n’as rien d’autre, homme perdu, malheureux candidat au suicide, toi qui n’es pas en mesure d’honorer une traite – car elle n’a été signée que par Dieu et par l’ordre de la nature, mauvais garants pour le talent dont ils t’ont pourvu pour que tu le multiplies et que tu en crées mille fois autant.

 

Pesti Napló, 11 août 1935.

Article suivant paru dans Pesti Napló