Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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AllÔ, az est, ici l’europe

vol d’oiseau et coup de Vent

(Dictionnaire de deux jours de Londres)

Carte. La carte de l’Europe est devenue réalité vivante. La pointe arrondie du capot du moteur sautillant sans cesse devant vos yeux la balaie lentement mais sans discontinuer, tel un grand index que l’on fait passer devant vous sur cette carte. Après une heure de vol le souvenir des hommes marchant sur la terre ressuscite en vous, vous commencez à mieux vous y retrouver. Il faut vous habituer à ce que la réalité est une carte des monts et des eaux en relief, et non une carte politique, et tout devient plus familier – il manque à la rigueur les légendes imprimées. Je remarque ici qu’il serait facile de remédier à cette lacune, et probablement ce sera fait un jour – compte tenu des progrès des transports aériens rien n’empêchera de faire figurer le nom de la formation géographique, montagne, rivière ou toute ville importante, en lettres noires uniformes sur fond blanc (je pense à des lettres de quelques centaines de mètres).

 

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Faubourgs. La voiture quitte l’aérogare et traverse les faubourgs. Autrefois les gares se trouvaient dans les faubourgs. Aujourd’hui le train pénètre jusqu’au cœur de la ville : vous voyez un hôtel immense, et il s’avère qu’une gare est dissimulée dans son ventre, les voyageurs qui descendent des trains peuvent aussitôt monter dans leur chambre. Il est curieux qu’il n’existe pas de descente facilement repérable vers la ville souterraine compliquée, l’Underground multi-étage : le plus souvent l’entrée du puits descendant s’ouvre sous le porche d’un immeuble d’habitations ou d’un hôtel.

 

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Maison à louer pour 999 ans. Sur ma demande on m’explique cet écriteau bizarre, on me répond que la plus grande partie de la superficie de Londres n’est pas découpée en lots, mais consiste en des possessions, latifundia éternels, d’un petit nombre de mains. Ces possessions ne peuvent pas être vendues, un terrain pour une maison de même qu’un champ labourable, ne peut qu’être loué. En revanche, pour donner envie au locataire de construire une maison sur le terrain loué, il est préférable de lui garantir une durée de location au moins aussi longue que la durée de vie d’une maison. Pourquoi c’est 999 ans et non mille ? Je l’ignore : il doit s’agir de quelque loi qui limite les durées de location. Une limite sympathique. En général ni les maisons, ni même les lois ne durent aussi longtemps.

 

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Lois et conventions. Les lois peut-être pas, mais les conventions apparemment oui. Tout au moins ici en Angleterre où en réalité il n’existe même pas de loi : le pays est dirigé sur la base de conventions fondées sur des précédents, à la plus grande satisfaction de tous. Un sujet intéressant. Ces conventions seraient-elles un lien et une force de maintien de l’ordre plus puissants que lois et constitutions ? Conventions et traditions. C’est possible et même probable. Mais il faut s’accoutumer aux traits extérieurs. Les traits extérieurs des conventions sont les traditions. Elles ont leurs propres cérémonials.

 

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Le juge respire l’odeur d’une fleur. Je suis passé un instant à une audience à la cour de justice. C’était le début d’une séance, l’entrée des juges en robe. Ils étaient accueillis à la porte par six appariteurs, chacun avec un bouquet de fleurs à la main. Le président de l’audience saisit un bouquet et le pose devant lui sur la table. L’origine de cette coutume : jadis la puanteur était insupportable dans ces salles. La puanteur s’est envolée, il reste les fleurs. Je ne sais pas ce qu’en pensent les cambrioleurs et assassins anglais – le chagrin du poète sera vraisemblablement adouci si on lui donne lecture dans une odeur de roses de la condamnation à mort qu’il a méritée par sa ballade sur la vérité.

 

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Gardes blindés. C’est ici qu’il faut parler de la relève de la garde. Les soldats rouges, chamarrés, portent vraiment une armure, comme au dix-septième siècle, c’est ainsi qu’ils défilent, et la Reine Victoria, assise confortablement sur sa statue comme qui a mérité ce calme définitif, les observe avec un sourire compréhensif.

 

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Cheshire Cheese. Ici le dix-septième siècle n’est pas qu’un souvenir : à l’auberge nommée Cheshire Cheese on détaille le roast-beef depuis mille six cent quatre-vingt-sept sans la moindre demi-journée d’interruption, dans la même pièce, sur le même comptoir. Une radio dans un coin. Le monde ne change pas : ce que nous appelons progrès, est un enrichissement et non une transformation de la vie.

 

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Autres traditions : 1. Le flegme anglais. Dans mon excitation maladroite, au zoo j’ai failli renverser un nourrisson de six mois de son berceau, je l’ai rattrapé au dernier instant, et j’ai levé mon regard sur le visage de la mère, une femme simple, une prolétaire. Elle souriait, elle m’a fait des mains un geste d’encouragement pour me calmer, rien de grave n’est arrivé, et elle m’a dit, c’est elle qui m’a dit la première : I am sorry, excusez mon bébé de vous avoir fait peur. Je ne serai plus jamais inattentif dans une foule. 2. Ma maison est mon château. À la fenêtre d’une maisonnette standard des faubourgs (des centaines de maisonnettes identiques sont alignées), une vieille dame est assise le dos tourné vers l’extérieur, et elle mène une conversation vers la pièce – elle n’a rien d’autre à communiquer au monde que le châssis énorme de son être terrestre corporel. 3. Time is money. Si c’est effectivement ici qu’on a inventé de mesurer le temps en argent, alors cette invention n’a pas grande valeur pour un étranger. Celui-ci perd des minutes difficiles pour transformer les comptes en base douze dans notre base dix habituelle, dans tous les domaines, particulièrement la circulation monétaire. Je simplifie le dicton : on consacre beaucoup de temps inutile à l’argent, car ici il faut du temps non seulement pour gagner de l’argent, mais aussi pour le dépenser. Ce calcul en base douze me fait comprendre la légitimité de la préface du parti de Monsieur Beaverbrook[1], l’idéal de la "splendid isolation".

 

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Prohibition. Enfin un règlement qui à mon sens n’est pas efficace. L’hypothèse selon laquelle les gens boiront moins si on ne  leur sert des alcools que durant deux heures par jour, est fondamentalement erronée. Je me rappelle, pendant la guerre l’ordre nous a été donné d’économiser l’eau, et à cette fin on n’a ouvert l’eau que certaines heures de la journée. Quelques jours plus tard il a fallu retirer ce règlement car il s’est avéré que la consommation d’eau avait augmenté : par précaution exagérée les gens remplissaient d’eau tous les récipients, ils étaient ensuite obligés de les vider. Les yeux fermés je suis convaincu que le cas est le même avec l’alcool.

 

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Bicarbonate de soude. (Attention, c’est personnel !) Je n’ai trouvé nulle part de bicarbonate de soude. Mon estomac, habitué à ce sédatif, au début brûlait de colère, s’est vexé ensuite et a cessé de brûler. Vendredi soir j’avais à faire à la poste et à ma grande surprise j’ai constaté que c’est là qu’on pouvait en acheter. Cela m’a encouragé à demander le lendemain des timbres à la droguerie, mais ils ne m’en ont pas donné. Où est le bon sens ?

 

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Piétinement. Des gens attendent depuis des heures devant un immeuble modeste, patiemment, avec ténacité, debout ou assis sur des trépieds apportés. J’ai d’abord cru que c’était une soupe populaire, mais j’ai compris plus tard que c’était un théâtre. Des spectateurs attendent l’ouverture du guichet. Un chanteur des rues "travaille" parmi eux pour une obole, c’est son gagne-pain.

 

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Lyons Cornerhouses. Comme nous savons, « à Londres il y a un coin dans chaque rue »[2], généralement occupé par la chaîne Lyons, avec ses milliers de restaurants ordinaires. Une des plus riches entreprises du monde. Moi j’aime bien cette ariette berceuse et charmante ; elle a inspiré une bonne idée à Monsieur Lyon.

 

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Épitaphe. La longue épitaphe sur la tombe de Newton commence par ces mots : « Gratuletur sibi genus humanum tantum telentumque… », « Le genre humain peut se féliciter d’avoir produit un si grand génie. »

 

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Et encore un homme… Un homme qui aurait pu compléter le précédent… En me promenant sur Piccadilly ébloui par les lampadaires et les néons, me revient ce que j’ai lu quelque part : dans l’espace, découvert par Newton, l’astre Terre est devenu plus lumineux d’un degré de luminosité depuis Edison.

Est-il possible que l’obscurité revienne ? Sur mon retour, une pause de dix minutes sur les aéroports, encore sur la terre ; elle passe à contrôler et vérifier les données de mon passeport.

 

Az Est, 19 septembre 1935.

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[1] Lord Beaverbrook (1879-1964). Homme politique, plusieurs fois ministre.

[2] Allusion à un air d’opérette de Jenő Huszka, intitulée "Prince Bob".