Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"nourriture divine"
Hormones en
vue
La nourriture des dieux, c’est ainsi que les
médecins évoquent cette nouvelle panacée, n’est ni
le nectar ni l’ambroisie, et pas même la manne descendant des cieux
que l’on sait, qui a nourri les Juifs sortis du désert et
approchant du pays de Canaan. Quant à sa substance, elle est faite
d’une matière tellement prosaïque que dans une
société convenable on se sent obligé de jeter un regard
prudent autour de soi. En effet, ce produit miracle, découvert par un
savant russe, et appliqué par lui à toute une série de
maladies fantastiquement variées toujours avec le même total
succès, et dont il a aussi démontré que, contrairement aux
transplantations compliquées de glandes à la Steinach
et à la Voronoff[1],
ce nouveau produit rajeunit bien
plus efficacement que les leurs, en une seule injection. Ce nouveau
Magistère et Élixir de Jouvence et Pierre Philosophale
n’est autre en réalité que hm, comment dire, un extrait
préparé à partir du produit des reins des femmes enceintes
; on l’avait testé jusque-là sur des souris
(réaction selon Zondek[2]), à des fins diagnostiques.
Mais peu importe d’où on l’extrait, l’essentiel est
d’en disposer – après tout nous sommes des humains, dont déjà
l’ancien poète avait dit : inter feces
et urinam nascimur, mais
même si nous étions des fleurs odorantes (ce serait sans doute
plus agréable), nous ne devrions pas nous sentir gênés
à cause du fumier dans la terre fertile d’où entre autres
la fleur exhale son odeur éthérée, transformant par diverses
ruses de la chimie la puanteur du fumier en huile de rose. Quant à
savoir où sont placées les frontières naturelles de ce que
le poète amoureux nomme "le septième ciel", l’imagination
vagabonde est informée de façon passablement claire et
compréhensible par la sagesse populaire – il n’y a donc aucune
raison de trouver la désignation par le médecin français,
compte tenu des substances, plus exagérée voire plus injurieuse,
que l’image du pain quotidien dans notre prière la plus
recueillie.
*
D’autant moins qu’avec les
progrès de la science il devient de plus en plus évident que les caractéristiques
les plus belles et les plus estimables de l’homme, au sens physique comme
psychique, sont en relation directe avec certaines "hormones", dont
la tâche primordiale est de distinguer entre les deux sexes, tout en les
rendant indispensables l’un à l’autre ; depuis les glandes
placées à proximité des appareils adéquats, ces
hormones arrosent toutes les parties du corps, depuis le centre des sentiments,
le cœur, jusqu’au logis de la raison, le cerveau. Le professeur
russe a guéri avec ses hormones cœurs malades et cerveaux vieillis,
il a aussi testé le produit sur lui-même et il prétend que
c’est à ce produit qu’il doit son endurance à ses
recherches ultérieures et sa vitalité. Que les femmes enceintes,
hormis certains inconforts corporels, rajeunissent pendant la grossesse et sont
immunisées contre tout un tas de maladies, c’est connu depuis
longtemps, et si malgré cela de nos jours la mode de cette
cosmétique naturelle est en déclin, c’est dû
exclusivement à l’esprit de lucre de notre temps.
L’explication scientifique dudit phénomène a
été facilitée par la découverte (le remède
de jouvence est produit par le corps dans son état de grossesse), et
pour moi, étant passionné par les utopies et les énigmes,
j’y décèle des sources d’hypothèses non moins
simples.
Il n’est pas nécessaire
d’aller jusqu’à la grossesse (je suppose qu’il
n’y a pas là-dessus de contradiction entre moi et la
majorité des dames), les symptômes d’un amour naissant offrent
déjà une profusion d’occasions à mes théories
que je vais expliquer ici et que, avec la vanité d’un
Schopenhauer, je pourrais aussi appeler "la métaphysique de
l’amour". Que "l’amour rend plus beau", il
rafraîchit, rajeunit, et même il guérit, c’est une
expérience quotidienne que le savant d’aujourd’hui ne
repousse plus dans le domaine des superstitions, mais au contraire il est
tenté désormais de le considérer comme un groupe de
manifestations hormonales et d’en faire l’objet d’examens
cliniques. L’été dernier j’ai observé sur
cette base un de mes amis très chers qui a le même âge que
moi, et qui malgré son âge avancé et sa maladie venait de
tomber dans un amour heureux et intense ; il a brusquement commencé
à rajeunir et à la grande surprise de son médecin (qui
ignorait tout de l’événement) il s’est mis à
guérir plus rapidement qu’on pouvait s’y attendre dans son
état et avec son traitement. Remarquons bien : il ne pouvait
s’agir sur le moment que d’amour psychique, car certaines
circonstances empêchaient la réunion des amoureux. Mais cet amour
psychique suffisait pour que l’espoir du bonheur et de
l’assouvissement (le fonctionnement des hormones préparatoires
adéquates) rajeunisse le corps, efface les rides, enrichisse les yeux de
rayonnements juvéniles – mon ami semblait plus jeune de vingt ans,
non seulement dans son aspect et son style, mais aussi dans son travail :
il possédait de nouveau tous les attributs de l’émulation
quantitative et qualitative nécessaires au travail.
*
Après cette distinction plaisante
mais insatisfaisante que la poésie (de même que la psychologie qui
montre avec elle une certaine parenté) a décelée entre les
critères "amour psychique" et "amour physique", moi
je propose une autre distinction, moins poétique et pourtant plus
distinguée, afin d’homogénéiser les concepts.
Disons comme ceci : amour physique et
amour chimique.
Les deux notions portent un commun
dénominateur, elles maintiennent deux groupes de symptômes parents
dans les limites de la vie corporelle, tout en nous permettant de les
séparer l’un de l’autre.
Et le plus merveilleux est que la science
la plus intéressante et la plus instructive, la science de
l’évolution, justifie amplement cette distinction.
Les aspects sexuels des êtres
bisexués sont absolument et sans le moindre doute régulés
non par un, mais par deux différents caractères sexués :
le caractère sexué purement organique (physique) et le
caractère sexué hormonal (chimique). Le premier détermine
l’être à naître dès la conception,
l’autre seulement plus tard, à la puberté, vers treize ou
quatorze ans.
Bien que leur but et leur direction soient
(apparemment) identiques, ces deux déterminants n’ont en
réalité rien de commun.
C’est comme si la nature, en quittant
la reproduction unisexuée (parthénogenèse), afin (et
c’est le plus important !), d’améliorer la
qualité au détriment de la quantité (évolution,
mutation, etc.) était passée au principe de la reproduction
bisexuée (fusion cellulaire) : comme si elle avait lancé un
concours pour trouver la meilleure solution à cette méthode souhaitée.
Et lorsque deux solutions pareillement parfaites sont parvenues au concours, la
nature n’arrivait pas à choisir et elle a appliqué les deux
méthodes pour exécuter une tâche, alors que n’importe
laquelle des deux aurait pu suffire.
Tout comme il existe effectivement des
animaux bisexués chez lesquels l’effet chimique, hormonal, seul
transforme les spécimens en mâles ou femelles, il en existe aussi
d’autres chez lesquels le caractère initial physiquement
donné n’est pas complété ultérieurement par
un effet hormonal ; or la reproduction est parfaite dans les deux cas.
*
Au premier instant le savant pourrait
croire ce que le penseur (selon qu’il était matérialiste ou
spiritualiste) clamait dans les temps antérieurs aux sciences naturelles :
l’un des deux était inutile. L’amour véritable est
soit l’amour psychique, soit l’amour corporel ; cette question
est problématique aussi dans le cas de l’amour physique ou
chimique.
Mais l’imagination scientifique est
plus puissante que l’imagination philosophique.
S’il était vrai que
l’objectif de la bisexualité physique était une
amélioration de la qualité, pourquoi ne pourrions-nous pas
émettre l’hypothèse que la bisexualité chimique ajoutée
postérieurement vise en nous une amélioration supplémentaire
de la qualité, avec des tendances pour le moment inconnues ?
Les hormones préparent
peut-être en nous l’Übermensch,
l’Homme Parfait qui se distingue des autres non par le nombre mais par sa
grandeur individuelle, l’homme parfait qui ne doit plus mourir pour
céder sa place à une expérience plus parfaite que
lui-même.
Peut-être est-ce ce que ressentent
les adeptes de "l’amour psychique" qui, avec une admiration
démesurée, illimitée, dépassant la mort, proclament
la gloire de l’objet de leur amour auquel, pensent-ils, ils sont
attachés par des fils "incorporels", dans
l’éblouissement d’une dimension extraterrestre.
Pesti Napló, 6 novembre 1935.