Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
mentir, jusqu’À
Kázmér,
je l’ai toujours vraiment et sincèrement aimé, et je
l’aime encore plus depuis que je l’ai vu en vrai héros et
martyr, dans la défense de sa foi et de sa conviction.
Cette foi et cette conviction, pour
Kázmér, c’est le mensonge.
Depuis toujours Kázmér a
l’art de mentir par conviction, enthousiasme ou entêtement. Il
ment, sans égoïsme ou intérêt, sans la moindre
intention malveillante, juste pour le plaisir de mentir, pour la gloire du
mensonge en ce monde, l’art pour l’art. Il n’a jamais
tiré aucun bénéfice de ses mensonges, il ne ment pas par
calcul ou préméditation, mais parce que son âme fine et
sensible a évidemment enregistré les petites
vérités stupides, gauches, inutiles, de la vie : il ment
parce qu’il est incapable de prononcer un seul mot de vrai.
Ce serait une erreur d’imaginer que
Kázmér ment par poésie ou par un excès
d’imagination : en dernière analyse la poésie
dévoile ou altère la vérité dans un certain but ou
pour un intérêt, pour clamer une fiction "plus belle" ou
"plus intéressante" que la réalité. Non,
Kázmér n’a même jamais visé la couronne de
lauriers du poète, il n’a jamais songé à se targuer
d’une imagination débordante. Il dit simplement toujours et partout autre chose que le vrai, mais
cet autre chose n’est ni plus
coloré ni plus fascinant que ce qui s’est vraiment passé : c’est seulement
différent.
Il n’est pas difficile dans ses
choix : dans de petites choses il ment tout autant que dans des affaires
d’importance, il ne fait pas de différence entre mensonge et
mensonge.
Parce que Kázmér par exemple
(tiens, je viens de remarquer que probablement il ne s’appelle pas
Kázmér, il l’a seulement menti, sans raison et sans
intérêt) ment aussi si ce mensonge est une bagatelle tout aussi
insignifiante et sans intérêt que la vérité
qu’elle remplace.
Par exemple, n’est-ce pas, il est
complètement égal de savoir si quelqu’un a acheté
les cigarettes dans tel ou tel bureau de tabac. Mais si Kázmér a
acheté les siennes, disons, dans le bureau X., à
côté du bureau Y., alors il dit : - Pardonne-moi ce petit
retard, j’ai dû acheter un timbre chez le buraliste Y.
Il fait aussi de tout petits mensonges face
auxquels même l’auditeur le plus soupçonneux est sans
défense, car il ne peut pas comprendre pourquoi il fallait mentir.
Par exemple, il remarque comme
accessoirement, même si personne ne semble l’écouter, que le
matin il a rencontré Balogh qui était soucieux. Il se peut
qu’aucun de ses auditeurs ne connaisse ce Balogh, par conséquent
le destin de ce dernier leur est indifférent ; Kázmér
est donc seul à jouir de la joie intérieure et de la satisfaction
de ne pas avoir rencontré Balogh, et qu’éventuellement
Balogh n’avait aucun souci, voire même qu’il
n’existât aucune sorte de Balogh.
Mais je le répète,
Kázmér ment par art. Il arrive qu’il se gratte
l’oreille alors que son oreille ne le démange pas, juste pour
avoir l’occasion de mentir, sinon en mots, au moins en gestes. Ou bien il
regarde distraitement devant lui, soupire et manifeste son renoncement, or il
n’a pensé à rien.
Un jour, il s’est produit un attentat
rue Bálvány, un événement ayant fait grand bruit.
Kázmér passait par hasard par-là, il a été
témoin de la scène du début à la fin.
Quelques minutes plus tard il a
croisé avenue de l’Empereur Vilmos un journaliste
surexcité. Celui-ci l’aborda :
- Quelle chance, j’ai absolument
besoin d’un témoin oculaire qui me rapporte les faits : je
suis prêt à le rémunérer de cent pengoes ! Je
vois que tu arrives justement de la rue Bálvány !
Kázmér devint pourpre. Il
était sans un sou, et ce matin-là cent pengoes lui auraient
carrément sauvé la vie. Mais on ne se déjuge pas.
Il releva la tête et déclara
fièrement :
- Non, je regrette, je suis
passé par la rue Nagymező et je n’ai absolument rien vu.
Pesti Napló, 14 novembre 1935.