Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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excellent en insatisfaisance

(Grand drame pédagogique en plusieurs thèses au Théâtre de la Gaîté)

 

 fut Écrit par la triste et sombre vie, grand dramaturge, et par quelques autres.

Écrit par le lieutenant.

sera Écrit par apparemment plusieurs personnes, tant que durera le stock.

a ÉtÉ appliquÉ À la scÈne allemande par MiklÓs magyar, et À la scÈne hongroise par Antal Lallemand.

Époque : de nos jours.

Comment ça de nos jours ? À l’instant mÊme oÙ j’Écris.

  

premier mouvement :

Burlesque de degrÉ intermÉdiaire

Trois orphelines (une sombre chambre abandonnée, elles pleurent dans leur solitude, sous une espèce d’averse chaude, leurs fiancés se trouvent dehors à la buvette).

PremiÈre orpheline : Mon nom est Jolie, je suis un petit mannequin, un ingénieur me fait la cour, il…

Les deux autres orphelines : Pourquoi tu expliques ça, tu crois qu’on l’ignore ?

PremiÈre orpheline : Vous, vous le savez, mais le public l’ignore.

Les deux autres orphelines : Ah bon, c’est différent. Dans ce cas nous nous appelons Zsuzsi et Ágota, moi, Zsuzsi, je suis une girl, Ágota, elle, a passé son bac mais maintenant elle vend des cravates comme dans la vie. Nous remarquons que beaucoup de choses se produisent dans la vie.

La Vie : C’est à moi que vous dites ça ? Chez moi, même l’inverse peut se produire que quelqu’un vend des cravates d’abord et passe son bac ensuite.

DeuxiÈme orpheline : Pourquoi c’est drôle ? Il n’y a rien de grotesque là-dedans, et ce n’est pas caractéristique. Vous feriez mieux de vous taire, déjà dans la pièce de l’autre jour où j’étais une étudiante en médecine qui renonce à son amour, j’ai dû vous prier de ne pas fourrer votre nez partout.

La Vie : Bon d’accord, je n’ai rien dit.

(Vexée, la vie se retourne vers l’intérieur dans sa balancelle qui se décroche
 sous son poids et tombe. Éclats de rire.)

TroisiÈme orpheline : Moi je suis amoureuse d’un comte, mais je le suspecte d’en avoir assez de moi.

DeuxiÈme orpheline (au comédien) : Je vous aime, achetez-moi cette cravate, que dites-vous, pourquoi êtes-vous si grossier avec moi ? Bon d’accord, je préfère accepter votre offre et j’accepte de travailler chez vous comme gouvernante. Ah c’est vrai, j’ai oublié de prévenir le public que je disais cela au domicile du comédien parce que, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué la scène a changé entre-temps.

Dr. SpÓrum : Par la présente j’en tire la conclusion et je déclare que parfois l’homme ne sait pas ce qu’il a à faire, mais l’à faire sait toujours ce qu’est l’homme.

Le prÉcepteur du prince (vite) : La réponse était excellente car le prince avait pensé au conflit italo abyssinien où effectivement tout dépend du nombre d’hommes que l’on dépose à la frontière. J’ai l’honneur de donner la note excellent dans le bulletin de l’auteur, en politique et en diplomatie.

La Vie : Je vous prie de…

Tous : Bouclez-la.

 

deuxiÈme mouvement :

comÉdie de degrÉ supÉrieur

 

PremiÈre orpheline : Je croyais que c’était fini.

DeuxiÈme orpheline : Ah bon, et alors qu’est-ce que je vais devenir, moi ?

PremiÈre orpheline : Tu as raison, j’apprends à l’instant que le comte est sur le point d’embarquer pour l’Amérique sur un grand navire percé.

DeuxiÈme et troisiÈme orphelines : Le comte va se noyer, le comte va se noyer, sauvons la pauvre Jolie, le pauvre mannequin ! Et vous, qui êtes-vous ?

Lidi : Je suis Lidi, j’arrive de Bicske, je remarque que ça n’a rien d’extraordinaire, le pauvre Endresz[1] était venu aussi à pied de là, pourtant il avait volé de New York jusqu’à Bicske. J’aime l’ingénieur qui veut fuir avec moi.

DeuxiÈme orpheline (au comédien): Je vous aime, même si vous m’aimez. Je vous aimerai toujours même dans le rôle de Samu, et je ne remarquerai même pas que le docteur Csillag Spórum témoigne à mon égard d’une attirance sincère comme je l’ai lu pendant l’entracte dans le livre de l’auteur écrit à l’avance. Parce que cela ferait l’objet d’une pièce différente et ça n’aurait rien à voir.

Le comÉdien : Une tempête épouvantable bat les côtes septentrionales de l’Écosse. Je dis ça comme ça, accessoirement, car ici à Budapest le temps est au beau fixe, mais le dire manquerait d’effet. Samu, va au diable.

DeuxiÈme orpheline : Je t’en prie.

un indigÈne malais (sur l’île de Sumatra, à sa femme: Une fois de plus tu n’as pas lessivé ma boucle d’oreille, c’est pour ça que le scorpion m’a piqué.

sa femme : Bon, bon, arrête de faire des scènes.

les Trois orphelines (attendent toutes les trois ensemble leur fiancé pour dîner).

Premier fiancÉ : Je suis attendu pour dîner, mais il se trouve que je préfère continuer de m’amuser avec Lidi.

DeuxiÈme fiancÉ : Je suis attendu pour dîner, mais il se trouve que je préfère envoyer de l’argent à Zsuzsi.

TroisiÈme fiancÉ : Je ne suis pas attendu pour dîner, je ne suis pas invité, mais il se trouve que j’y vais quand même.

les Trois orphelines : Personne ne vient. Plus abandonnées que nous, c’est de la triche.

Dr. SpÓrum : Qui triche ne peut pas être abandonné. Par là même j’en tire la conclusion et déclare que les hommes et les femmes s’embrassent à égale fréquence, car chaque baiser nécessite un homme et une femme.

Le prÉcepteur du prince (vite) : La réponse était excellente, le prince avait pensé que toutes les femmes sont pareilles, soit comme ci, soit comme ça. Je propose qu’on donne une excellente note à l’auteur en physiologie, en conscienciologie, en sourçologie et en entomologie.

La Vie : Je vous prie de…

Tous : Silence, bouclez-la.

 


troisiÈme mouvement :

tragÉdie de degrÉ ÉlÉmentaire

 

L’IngÉnieur : Je pars pour l’Amérique.

Lidi : Je pars avec toi.

L’IngÉnieur : Mais on le savait déjà dans l’acte précédent..

Lidi : ça oui, mais on ne savait pas que…

PremiÈre orpheline : J’accepte quand même cet argent du comte, comme ça se passe dans la vie.

DeuxiÈme orpheline : Je me tue, comme ça se passe dans la vie.

le MÉdecin : Je vous sauve la vie, pourtant vous ne m’aimez pas, vous m’épouserez par gratitude, comme ça se passe dans la vie.

TroisiÈme orpheline : Oh !... Oh !… Protestation !... Que vais-je devenir ?

L’Avocat bossu (celui qui a apporté l’argent) : Ne vous inquiétez pas, je vous épouserai, puisque exprès, dans ce but, je me suis fait pousser une bosse quand j’étais petit, lorsqu’on me punissait si à la fin du troisième acte je refusais d’épouser la fille déçue dans son amour, comme ça se passe dans la vie.

TroisiÈme orpheline (pendant qu’ils font les bagages) :

                                   Comme si on revenait des Indes,

                                   On fera un happy end.

                                   La chute ne vaut rien,

Car notre cœur est chagrin.

Dr. SpÓrum : C’est-à-dire…

Le prÉcepteur du prince : La réponse était excellente, le prince voulait dire par là que la vie est très difficile de nos jours. Je propose que…

La Vie : Je vous prie de…

Tous : Silence !

La Vie (furieuse) : Et pourtant… je voulais seulement dire que dès le premier acte j’avais une solution… une bonne fin… le comédien serait si fort tombé amoureux de la cuisine de Ágota qu’il l’aurait épousée pour ça, et Lidi serait revenue trop tard de Bicske, là-dessus l’ingénieur aurait épousé Jolie. Pasternak aurait découvert Zsuzsi et il aurait fait d’elle une star du cinéma.

L’Auteur (avec mépris) : Pouah ! Pure littérature ! Qui plus est, en un acte ! Mon amie, je vois que vous ne connaissez pas la vie. Que savez-vous de la vie ?!

La Vie (méditant, baissant les yeux) : Il y a du vrai là-dedans. Apparemment je n’ai pas de succès ces temps-ci. (Avec une résolution soudaine.) Maître, ne m’accepteriez-vous pas comme disciple ? Je m’inscrirais…

L’Auteur (tapote l’épaule de la Vie) : C’est bien, mon petit lapin.

 

Színházi Élet, n°42, 1935.

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[1] György Endresz (1893-1932), aviateur hongrois.