Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La ballade de l’Œsophage
Un
poète qui peut déglutir
Le jeune poète qui ce matin se pointe
dans mon cabinet de santé mentale aménagé dans un coin du
café silencieux, ne diffère pas tellement à
première vue des patients ordinaires. Il est peut-être un peu plus
silencieux, plus modeste que la moyenne. Par ailleurs il s’appelle Gyula Morvai, il a vingt et un ans, de profession garçon
de café, au chômage. Ses poèmes sont joliment tapés,
c’est un mystère comment il a pu dégoter une machine
à écrire car, tout montre que cela n’avait rien
d’évident. Je lui offre un café, il le boit à
petites gorgées mais cela ne choque pas, il doit être un grand gourmet, me dis-je, et je fouille
distraitement dans ses poèmes. Je ne suis pas trop surpris de son ton débridé,
lancé à l’assaut du monde ; tout dans sa voix douce,
son regard mélancolique, son attitude peu exigeante me permet de
supposer d’emblée que ses poèmes sont chauffés par
des passions explosives – les chansons douces et roucoulantes,
légères comme un souffle sont généralement
composées par des poètes à la crinière flottante,
hurlant d’une voix de baryton. Je suis malgré tout frappé
par la fougue extrême d’un des poèmes, elle
m’arrête, j’y reviens, je l’examine de plus
près. Ce poème s’adresse à un homme. Un poème
d’amour expressif, je dirai même très expressif, un
dithyrambe conçu sous l’effet d’une extase gravement
qualifiable de sado érotico masochiste. Il contient des passages tels
que (je ne cite pas littéralement) : « ô toi,
très cher, bats-moi, coupe, tranche, pique, hache-moi,
déchiquette-moi, démonte-moi, ouvre-moi la poitrine, verse mon
sang » etc. Je regarde le jeune homme avec étonnement et
j’ose l’interroger avec prudence :
- Apparemment cela s’adresse
à un homme. Est-ce une personne réelle ?
- Absolument.
- Ah… oui. Mais j’imagine
que tous ces désirs bizarres découlent d’une adulation
imaginaire.
- Pas du tout. Tout ici est la
réalité.
Je me racle la gorge.
- Vous voulez dire que…
euh… ce sont des souvenirs d’une attirance que l’on qualifie
de perverse ?...
Maintenant c’est lui qui me regarde
avec étonnement.
- Eh bien…
qu’entendez-vous par là ? La personne est chef de clinique au
service de chirurgie et il m’a déjà opéré
neuf fois.
Tiens donc. C’est différent,
mais il est quand même étrange que quelqu’un se souvienne
avec un tel enthousiasme de ses interventions chirurgicales. On dirait
qu’il est possible de s’habituer à ces choses-là,
elles peuvent même se transformer en passion. Cela semble une telle
énormité que je suis enclin à le croire.
- Pourquoi vous a-t-il
opéré ?
- Il m’a fabriqué un
œsophage, à partir de peau et d’intestin.
Ça commence à
m’intéresser.
- Et quand est-ce que cela s’est
passé ?
- La dernière intervention a eu
lieu il y a un mois. La première, il y a dix-huit mois.
- Mais pourquoi fallait-il vous
fabriquer un œsophage ?
- Le mien était
brûlé. J’avais avalé par accident de la soude
caustique.
- Quand ?
- À l’âge de huit
ans.
- Ah bon. Et pendant douze
années… ?
- Je m’alimentais par un orifice
ouvert dans la paroi du ventre, à l’aide d’un tube en
caoutchouc, uniquement des liquides, évidemment. L’orifice existe
toujours, si vous le souhaitez…
- Non merci, j’ai
déjà vu des choses de ce genre. Bref… durant douze
années… vous n’avez dégluti ni aliment, ni
boisson… Dans ce cas, le café que vous venez de boire faisait
partie des premières gorgées que…
- Oui, en effet. Mais je n’ai
pas oublié pour autant la saveur
des plats. Voilà six ans j’ai trouvé que, si je
mâchais longtemps les aliments et si j’en faisais une bouillie, il
était possible de les introduire par le tube dans mon estomac.
C’est en ce temps que le désir m’est venu de recouvrer un
véritable œsophage comme les autres hommes. J’ai alors
commencé à assaillir les médecins de ma ville natale. Aucun
ne s’est senti la vocation, aucun ne pensait qu’il serait possible
de régénérer l’ancien œsophage, or il n’y
a eu que très peu de réussites d’implantation
d’œsophages artificiels, le moignon se nécrose en
général et détruit aussi la prothèse. Je suis
monté à Pest, j’ai frappé aux portes de tous les
hôpitaux, j’ai supplié qu’on tente la chose sur moi
– je voulais bien risquer la mort, je me contentais d’une minuscule
chance de succès, car je ne voulais plus vivre comme cela. Je me suis
proposé comme cobaye – pourquoi faudrait-il tout essayer que sur
des animaux ? Finalement, à l’hôpital V., Monsieur B.,
chef de clinique (à qui le poème s’adresse) s’est
engagé à essayer. Je me suis soumis, heureux, à son
bistouri. Je connaissais bien la série d’interventions qui
s’ensuivraient, il m’avait tout expliqué. Le médecin,
rompant avec la pratique antérieure, a essayé une nouvelle
méthode. Il a délaissé le moignon de l’ancien
œsophage, et latéralement, à côté, il en a
fabriqué un nouveau, étape par étape. L’intestin
grêle a un mouvement péristaltique normal, une pulsation autonome,
il se rétrécit au toucher et pousse plus loin la matière.
Il en a prélevé un bout et il l’a implanté en haut,
en amont de la paroi stomacale. Dès que ce bout a pris et s’est
mis à vivre, le médecin m’a rouvert, cette fois le thorax,
et il a fait remonter l’intestin jusqu’au cou. Pour la
troisième opération il avait besoin de peau ; il en a
prélevé à mon cou, il l’a cousue à
l’intestin. Toutes les interventions suivantes consistaient en des
travaux minutieux, difficiles, il fallait recourber le tuyau, et le conduire
jusqu’à la gorge. Ça a duré longtemps et certains
jours étaient critiques. Souvent je me suis trouvé entre la vie
et la mort, j’ai aussi reçu du katzenstein
(une solution salée, l’ultima ratio
pour maintenir quelqu’un en vie), mais même mon souffle manquant et
mon pouls suspendu je n’ai jamais regretté, pas un instant, mon
entêtement de tenter la réussite. J’ai un œsophage neuf
qui fonctionne à peu près bien désormais, il reste quelques
finitions à apporter, recoller l’épiderme fendu à
mon cou, mais le plus difficile est derrière moi. Si Monsieur le
Rédacteur s’intéresse à mon cas, samedi prochain
l’hôpital me présentera à un congrès
médical.
- Êtes-vous un cas
intéressant sur le plan scientifique ?
- D’après la
littérature médicale, nous ne sommes que trois dans le monde à avoir
bénéficié de cette nouvelle méthode.
*
Je regarde songeusement ce drôle de
jeune homme, à son cou je découvre une cicatrice à demi
cachée sous le col blanc. Il me faut penser à quel point cette
ambition doit être forte et impérieuse, et à quel point il
est impossible de l’encadrer… Imaginez, s’il recherchait
mécaniquement uniquement la valeur de rareté, à quel point ce modeste jeune homme devrait
être fier qu’après un long et pénible calvaire, son
courage, son appétit de vivre, l’aspiration farouche à la
santé, la science l’a élevé parmi les trois premiers
vivants témoins clés de sa victoire. Mais voici qu’on
apprend que ce n’est pas pour cela, pour légitimer et rendre
hommage à la science qu’il veut être entier et bien portant,
mais pas non plus pour des raisons physiques, pour jouir de la vie. Il voulait
être poète, et maintenant parmi les trois qui ont vaincu, il repart,
sans armes, et il recommence tout, il renonce à la gloire d’une
douteuse célébrité, il fonce vers l’espoir
d’une autre réputation, où l’attend un calvaire
autrement plus escarpé, une espérance douteuse d’en sortir
encore parmi les premiers.
Je ne peux pas l’encourager davantage
que ne l’ont fait les médecins à qui il
s’était adressé en premier, voilà six ans. Ses
poèmes sont intéressants, des passions étranges et
exaltées se blottissent entre des rythmes et des rimes confus,
inexpérimentés… Ils ne prouvent rien encore, il a vingt et
un ans, il n’a pas appris grand-chose, il n’est familier
qu’avec le monde de la chirurgie. Il est certain que même en
cherchant il n’aurait pas pu trouver un mode de vie plus inadapté
que celui de poète débutant, pour quelqu’un qui ne commence
à manger qu’à l’âge de vingt et un ans, il a
donc beaucoup à rattraper. On verra plus tard : maintenant, quand
il a enfin de quoi avaler, ce
qu’il aura à avaler ; si ce ne sont que des couleuvres et des
larmes amères de déception, il ne valait pas la peine de subir la
souffrance de la ballade de l’œsophage.
Alors…
Comment savoir ? Il a aussi bien
parcouru, telle une Diabolique Comédie, le pèlerinage des neuf
pierres des enfers du corps, que
Dante celles des enfers de l’âme, et il pourra écrire,
après son grand réveil, ce qui lui est arrivé.
Pesti Napló, 17 novembre 1935.