Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BAL MASQUÉ AU SAVOY DE HÁMOR

Correspondance originale

À Lillafüred[1], en mars.

On n’en croit pas ses yeux : est-ce la réalité, et non un décor théâtral trompeur, ou encore une installation d’atelier imitant des "prises de vues extérieures" dans la grande halle vitrée d’un studio hollywoodien géant, sous une voûte céleste artificielle, dans des forêts de sapins et des montagnes artificielles, en dimensions réelles (qu’est-ce que c’est pour un Cukor et les siens !) ? Là-haut se trouve le magnifique Hôtel du Palais en "perspective" et pourtant si proche qu’on met cinq minutes pour parvenir ici sur les sentiers sinueux, on traverse même le tunnel ; en bas le lac de Hámor, ruisseau, cascade, élevage de truites, grotte à stalactites, viaduc, tour panoramique, hiver, printemps et été à la même place, au même moment ; il ne manque qu’une forêt de palmiers, la jungle et quelques glaciers, éventuellement un morceau de Sahara de la taille d’un mouchoir de poche, et quelques mignonnes pyramides, pour ne rien oublier. Et toutes ces merveilles rentrent dans une surface si réduite qu’on peut en faire le tour en trente minutes : voici Lillafüred, dans une atmosphère si pure, si plaisante, si fraîchement lavée, qu’on imagine que même le soleil couchant en fait partie, c’est une installation d’éclairage sur son groupe électrogène, il ne fait que se coucher derrière la montagne voisine, et dans une demi-heure il réapparaîtra de l’autre côté sur le bord du mont Létrás, au service et pour l’amusement des hôtes de l’hôtel. Et dans tout ça le plus mignon c’est ce petit village au fond de la minuscule vallée, Hámor : comme si on l’avait sorti d’une boîte ce matin, avant de l’y remettre ce soir. Quant à cette dernière comparaison, elle tombe plutôt bien : Hámor a effectivement été "transféré" ici, même si ce n’était pas ce matin, depuis la montagne voisine lors de la construction du Palais – On a gentiment raboté le pic de la montagne et le hameau qui s’y blottissait, on l’a transposé ici pendant son sommeil, sous le remblai, prudemment, comme le « historische Mühle » de Sans-Souci[2] – le lendemain il s’est réveillé étant devenu une belle au bois dormant, au pied du château enchanté. Ce n’était pas une bien grande affaire, quinze ou vingt-cinq maisons tout au plus dans Hámor, on y trouve néanmoins tout ce qu’il faut…

*

Pour ne pas dire autre chose, il y a par exemple une soirée dansante masquée, dans "toutes les salles" de l’auberge municipale, y compris la cave où le vestiaire a été aménagé. En tant que reporter envoyé de la capitale, j’arrive en civil (avec une entrée gratuite bien sûr, étant membre du jury) et dans le vestiaire je ne me débarrasse que de la poussière de la route et de ma canne, puisque j’ai parcouru à pied le chemin depuis le somptueux centre du luxe et de la civilisation, jusqu’ici, un parcours de cinq minutes, jusqu’à la terre natale primitive de l’archaïque âme du peuple ; je suis un nouveau Vámbéry[3], un nouveau Stanley, à la recherche de la patrie originelle, orientaliste, folkloriste, ou ce que vous voudrez, venu pour étudier les coutumes populaires dans leur milieu d’origine.

À l’intérieur le bal bat déjà son plein et on danse fort. Je vous jure que chacun porte un masque, un vrai masque, de même qu’un déguisement concourant pour le "grand prix" (champagne, corbeille de confiseries) : tenue matyó[4], habit de bouffon, moustaches aux filles, jupes aux garçons. Il ne manque que les figures classiques des bals masqués organisés au Ritz, la mariée et le marié paysans : ici, très logiquement, l’ordre est inversé – une petite fille est déguisée en une madame de Budapest, une autre en Julie, la bonne, son partenaire s’est masqué en chauffeur, son voisin en comte, ils se sentent spirituels et ils s’amusent aussi bien que s’amusait (m’a-t-on dit) à la soirée masquée de Lili Hatvany,[5] l’aristocratie et l’élite du monde artistique où par une charmante idée le comte A. s’est transformé en un apprenti artisan, et l’actrice B. en une mignonne petite bonne. De cette façon les deux soirées ont été de brillants succès, quant à celle d’ici, je peux personnellement en témoigner, et j’en tire tout de suite la conclusion que la bonne humeur et le bonheur ne dépendent pas de notre appartenance à une classe sociale, mais de notre aptitude à nous moquer de l’autre classe sociale et à la montrer plus ridicule que la nôtre. Contrairement à la conception un peu partiale et sèche de Rousseau ou de Marx, ou de l’aristocratisme de Lord Beaconsfield[6].

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Après la distribution des prix (c’est un jeune Matyó et une jeune Matyó qui reçoivent le prix aux cris de « Bas les masques ! ») je me mêle moi aussi au peuple, afin de diffuser ma philosophie de fraîche date par le contact direct. Sur l’insistance de mon excellent ami,  le directeur Jóska Fessl, et après quelques verres, sans réfléchir, j’invite à danser une très jolie brune au bras de son partenaire : les musiciens jouent une csárdás, l’ambiance est au plus haut. Par un début de conversation prudente j’essaye de tâter auprès de ma danseuse si elle n’a pas démasqué mon identité (ou plutôt mon "incognito", comme diraient les jeunes), mais il s’avère qu’elle n’a pas la moindre idée qui je suis, elle me prend peut-être pour un autochtone de Ómassa, le village voisin, déguisé en journaliste ou écrivain pour bien s’amuser au bal. Bien rassuré, je me mets alors à badiner avec la petite brune, comme j’ai vu que ça se fait dans le théâtre populaire ou chez Petőfi : ceci, cela, comme ci, comme ça, mignonne, beaux yeux, etc., je nomme des objets populaires et folkloriques, je m’informe aussi du pourquoi et du comment, par ailleurs je remarque que jamais deux danses sans une troisième et je m’enquière si elle a déjà planté un gars d’ici dans un coin de son cœur, parce que si oui, je vais sortir mon couteau et j’inviterai ce Toto Vilain dans la cour de l’auberge pour voir qui est l’homme ici, lui ou moi, nom d’un couteau, je casserai les murs de cette auberge ! La petite brune hausse les épaules, et moi, acculé, je lui demande tout de go, quelle idée elle se fait de moi, quel métier je peux exercer, en me référant à sa connaissance particulière des hommes et des caractères, de quelle façon honnête je dois gagner mon pain d’après elle. Après un court jeu des métiers elle me lance qu’à son avis j’ai dû commencer dans le temps comme crieur de journaux, mais à dire vrai elle me verrait plutôt comme aide cuisinier à l’hôtel voisin, elle en est même persuadée, elle a bien deviné, n’est-ce pas ?

Si elle en est persuadée, qu’elle le reste.

Notre conversation commence à perdre en intensité, je la refile vite à un jeune gars qui se propose, et je sors un peu pour prendre l’air. Comme ça, tout seul, pour méditer mes sombres pensées et rêver. Pour me consoler je me dis que c’était probablement la façon symbolique de la petite brune de me communiquer dans le style des chants populaires que je lui plaisais ; elle voulait probablement exprimer que je suis le cuisinier des cœurs et qu’en cette qualité j’ai bien réussi à l’attendrir, elle, comme une poulette au paprika.

Petit bêta… Je soupire avec indulgence dans le style des jeunes premiers du Théâtre de la Gaîté.

*

En retournant dans la salle j’ai une excellente idée de film (copyright !) – ici, sur place, il faudrait faire un film du magnifique "Forgeron du village" de Petőfi[7] – même Dieu a dû créer pour ça Hámor, ce petit village avec ses maisons, son église, son auberge : tous ses personnages s’y retrouvent ensemble, le Forgeron lui-même, le Chantre Local au Cœur Tendre, Erzsók la Pudique, le Bedeau Retors, l’Allègre Pourvoyeur de Picotin du Poulain Bai du Révérend, Bagarja l’Ami de la Paix, et aussi le Révérend à l’Âme Douce lui-même.

*

Ce dernier, j’ai plus tard fait sa connaissance au Palais, il s’appelle Monsieur le curé Grusz. Je commence sur un ton populaire, mais cinq minutes plus tard, à ma grande surprise, nous en sommes à l’article récent de Chesterton, paru dans London News, dans lequel l’auteur traite des problèmes du néo catholicisme.

Tant pis.

Je ferai quand même ce film.

 

Pesti Napló 12 mars 1935.

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[1] Ville du Nord de la Hongrie. Hámor est une combe dans le voisinage

[2] « Moulin historique » dans le parc de Sans Souci à Postdam.

[3] Ármin Vámbéry (1832-1913). Géographe, explorateur du Moyen-Orient. .

[4] Le pays matyó, est la région la culturelle d’un groupe ethnique hongrois au folklore très riche, autour de Mezőkövesd.

[5] Lili Hatvany (1890-1968). Écrivaine hongroise.

[6] Lord Beaconsfield (1804-1881). Nom de noblesse de Benjamen Disraeli, premier ministre britannique.

[7] Poème héroïque en quatre chants.