Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le bureau de tabac de madame

ou

l’art de la vente

À une femme qui tient un comptoir

Je vous interpelle, Madame, dans la pensée que vous ne risquez nullement de lire mon article. En tant que vieil épistolaire amateur je sais fort bien que la valeur d’une lettre ne dépend pas de l’accueil positif que lui réserve le destinataire, et, cette fois comme toujours, je souhaiterais tirer des conclusions générales de sagesse de l’incident ridicule qui a servi de cadre et m’a permis de faire votre connaissance. Vous vous rappelez peut-être l’incident : je suis entré dans votre bureau de tabac (un local dont la pénombre ne vous a pas permis, et c’est excusable, de reconnaître mon profil caractéristique et connu) pour acheter des cigarettes, mais je vous jure que je voulais aussi acheter autre chose, un fume-cigarette télescopique m’a en effet tapé à l’œil, rangé latéralement dans la vitrine, ainsi que ce "canon chinois" avec ses obus qui font badaboum. Hélas je ne suis pas arrivé jusqu’à l’achat car entre-temps a explosé même sans le canon, ce scandale, car dans ma distraction et peut-être surchauffé par le désir vorace d’acheter ledit canon qui me rappelait mon enfance, j’ai pris un ton trop direct dans le cadre de notre négociation froidement commerciale et j’ai eu la malchance de vous dire, comme il m’a été reproché aussitôt, « Ma chérie, ces cigarettes ici… ». J’ai été de toute évidence mal élevé, quelle idée de s’adresser sur ce ton à une dame inconnue ? Mais j’affirme sérieusement que je n’avais aucune intention de blesser, j’étais préoccupé par le choix des cigarettes, et je peux avouer après coup que je n’ai même pas levé les yeux, je ne vous ai même pas vue, j’ai dû m’imaginer parler à une petite serveuse ; si j’avais levé les yeux, votre personne digne et respectable, l’expression de votre visage, m’auraient certainement dissuadé de ce ton irrespectueux. Mais, l’impolitesse s’est malheureusement produite, et j’ai repris mes esprits quand vos mots sévères sont tombés : « Monsieur, pour vous je ne suis pas ma chérie, je ne vous connais pas, Monsieur, et ce n’est pas parce que je suis buraliste que Monsieur peut se permettre de ne pas m’appeler Madame. » Vous avez très certainement raison, Madame, je suis moi-même contre l’excès de familiarités, mon comportement était déplacé et stupide, et si j’ignorais, Madame, votre rang dans la société (c’était ma première visite dans votre bureau de tabac), j’aurais dû savoir que hélas ou par chance, de nombreux représentants de la société ancienne plus heureuse et plus riche sont contraints de nos jours de gagner leur pain dans un travail honnête. Je reconnais tout cela aujourd’hui. Mais de votre côté vous devriez reconnaître et comprendre que votre leçon inopinée m’a empêché de réagir dignement, et au lieu de vous demander pardon, j’ai laissé éclater ma colère, je suis devenu tout rouge, j’ai oublié canon et fume-cigarette, j’ai vite payé les cigarettes et pivoté sur mes talons dans la direction de la sortie – mais arrivé à la porte, je n’en pouvais plus, je me suis retourné et je vous ai lancé sous le feu de la colère : « Bon, écoutez, Madame, que vous le vouliez ou non, je vous lance trois fois ma chérie, ma chérie, ma chérie – faites-moi un procès pour atteinte à l’honneur si ça vous chante : je m’appelle tel et tel et voici mon adresse. »

Ensuite je suis sorti et j’ai claqué la porte.

 

*

Dans le fond vous êtes très certainement une personne courageuse et bienveillante, Madame, je le pense, parce que je n’ai pas été convoqué par la police dans cette affaire, vous ne m’avez pas intenté de procès, ce qui naturellement me réjouit, mais pour être tout à fait sincère, cela m’aurait intéressé de savoir si le qualificatif de "ma chérie" est oui ou non une insulte aux yeux de la loi. Pour ma part je suis bien moins susceptible, j’autorise quiconque à m’appeler mon petit cœur, si l’intention n’est ni méchanceté, ni expression de supériorité, mais le même espoir naïf qui est habituellement le mien : faire plaisir à la personne par ma gentillesse. Réitérant ma demande d’excuse pour mes paroles mal interprétées, je clos ici la portée sociale de l’affaire, et je passe à l’analyse de sa portée économique.

 

 

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Sur le plan économique, ça cloche un peu, Madame. Quelle qu’ait été la fin de cet incident chevaleresque entre nous, Madame, il est certain que je ne mettrai plus jamais les pieds dans votre bureau de tabac, ni pour des cigarettes, ni pour un canon, ni pour un fume-cigarette télescopique (pourtant cela me tenterait d’en posséder un et je n’en ai vu nulle part ailleurs), votre bureau de tabac reste pour moi un mauvais souvenir, et je crains, Madame, si vous pratiquez envers d’autres aussi les mêmes comportements sévères (bien que justes, je le reconnais) afin de faire régner vos principes de respect de l’autorité, vous risquerez au bout d’un certain temps d’être considérée par les buralistes voisins comme une concurrente peu dangereuse. C’est à juste titre que vous en voulez au destin qui vous a déplacée de votre première vie de grande dignité et remise derrière le comptoir d’un bureau de tabac, mais ce n’est certainement pas la faute de votre clientèle, vos clients ont affaire à vous exclusivement dans votre situation actuelle, or dans votre situation actuelle vous ne devez pas en vouloir à vos clients, qui ne peuvent pas vous aider autrement qu’en venant acheter des articles chez vous. C’est très gentil de leur part, c’est pourquoi vous devriez aussi être gentille et patiente envers eux, et aussi comme vous leur vendez des cigarettes et des fume-cigarette, ils n’attendent pas autre chose de vous – s’ils ont envie d’apprendre les danses ou l’éthique des salons, ils iront les chercher dans une boutique de ces autres métiers. Vous auriez très peu de réussite si c’est dans votre bureau de tabac que vous voulez faire de la concurrence à Brada[1]. Bref : votre intérêt commercial sera mieux soutenu, Madame, si vous oubliez votre passé élégant, et ambitionnez plutôt la fréquentation, et par conséquent les recettes de votre boutique.

 

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Pour vous montrer tout de suite à quel point il est ridicule et inopportun de se mêler du savoir-faire d’autrui, loin de sa spécialité, pourtant permettez-moi pour une fois de faire la leçon, dans le cas présent aux petits commerçants, la leçon de quelque chose que je pourrais appeler "l’art de la vente", en le distinguant de l’art de la réclame et de la propagande de la grande industrie, ce chapitre déjà largement élaboré. Car cet art n’est pas différent des autres, là aussi on peut dire que "cet art est parfait s’il est tellement caché qu’on ne le voit pas". Le commerçant qui hausserait les épaules en lisant cette sagesse aurait grand tort s’il disait : je ne comprends pas, je suis vraiment si gentil et prévenant avec mes clients, je les caresse dans le sens du poil, je les bichonne, je leur baise les mains, et ils ne viennent pas ? Oui, je vous parle à vous, cher Monsieur N. dont la vitrine m’a encore fait fuir ce matin, pour une raison exactement inverse de celle qui me fera désormais éviter le tabac de Madame la buraliste. En effet, vous tomber constamment dans l’autre extrême, ce qui est une erreur presque aussi grande. Sans vous connaître, je m’arrête devant votre vitrine pour sacrifier en paix à ma passion criminelle secrète, la rêverie : comme ce serait épatant d’avoir un truc comme ça, ou ce machin à recharge, depuis longtemps je rêve de m’en offrir des comme ça. Si on m’en laisse le temps, la rêverie prendra forme, m’entraînera, se transformera en un désir sérieux, irrépressible, et finalement en une décision ; à la fin je n’en pourrai plus, je fermerai les yeux et je franchirai la porte. Mais vous, mon ami N., mon petit cœur, vous connaissez mal l’homme et l’âme humaine, vous n’attendez pas que ce processus psychique se déroule à son rythme naturel, me voyant devant votre vitrine, vous sortez en trombe, vous m’agressez de votre "prévenance", vous me sautez dessus, vous m’assaillez de questions : « Vous désirez ? » « C’est celui-ci que vous désirez ? » - sur quoi je m’extrais de mes rêveries opiacées, je reviens à moi et je prends peur et je balbutie un « non, pas du tout, je regardais seulement », j’ai honte devant moi et devant vous de ma faiblesse et vite, je poursuis mon chemin sans même me retourner. Vous devriez plutôt adopter l’attitude de la vieille épeire rusée, qui ne saute pas tout de suite quand une mouche à viande se cogne à sa toile, ce qui la ferait fuir – elle attend en toute tranquillité que ses propres soubresauts emmêlent sa victime dans les fils, et c’est seulement quand celle-ci est engluée, garrottée, qu’elle y rampe prudemment, confortablement, pour en prendre possession et lui sucer le sang.

Je pourrais aussi citer le poète : « Honore la faible fleur (dans notre cas : le chaland) comme une abeille, car si tu l’assailles de désirs voraces, tu la tues (dans notre cas : tu le fais fuir). Il ne faut pas laisser remarquer l’avidité – un autre poète dit : « Man merkt die Absicht, und wird verstimmt »[2].

Et un troisième : « c’est au milieu qu’est l’or et la vérité qui le produit ».

 

Pesti Napló, 17 mars 1935.

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[1] Ede Brada (1879-1955). Danseur, chorégraphe hongrois

[2] « On remarque l’intention et ça indispose »