Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VÉnÉration

Entrée pour l’Encyclopédie

En rentrant du cimetière (une chère connaissance venait d’être inhumée) j’ai médité sur ce mot, à la lumière de mon encyclopédie personnelle, ce qui signifie que je n’ai pas  "unifié les points de vue", je n’ai pas "abstrait le général de l’occasionnel", je n’ai pas cherché "les ressorts de l’éternelle nature humaine", je n’ai pas séparé les critères objectifs et subjectifs, plus généralement je n’ai placé la chose dans les coordonnées d’aucune sorte de conception, j’ai lancé le mot et j’attendais que des associations d’idées se présentassent d’elles-mêmes et sans aucun effort. Tout d’abord j’ai remarqué que je devais vaincre en moi une sorte de résistance, comme chaque fois que l’imagination vivante et autonome se trouve face à une convention qui n’est pas naturelle mais déclarée, légale, dogmatique. Je parle de vénération spontanée, allant de soi, ce que l’on ressent pour le souvenir d’amis chers et proches, de parents et affiliés, il n’était même pas nécessaire d’inventer pour cela un nom collectif spécial, le lexique exprimant le chagrin d’un manque ou une douleur définit parfaitement ce sentiment, sans même parler de l’attendrissement rendant la parole inutile et muette, l’attendrissement avec lequel nous regardons une vieille photo, ou les larmes qui de toute façon nous serrent la gorge quand les survivants se serrent la main dans le mutisme. Mais il existe aussi une vénération dont la société fait non seulement un droit mais le devoir des soldats incorporés dans le service de la vie, en témoigne la loi elle-même qui, sous le nom de "profanation" poursuit et punit le citoyen distrait s’il oublie le respect ou l’hommage dus aux morts, ou pire, s’il commet un acte activement irrespectueux.

Non seulement je respecte les lois, mais je les aime passionnément, comme le bon joueur qui sait que ce qui compte dans les règles aux cartes ce n’est pas de savoir si les règles sont bonnes ou mauvaises ; les règles ne sont ni bonnes ni mauvaises, seulement des règles que l’on applique bien ou mal au jeu de cartes. Dans le gigantesque paquet de cartes appelé société une chose est importante pour l’expert, c’est que ces lois concernent pareillement chacun et qu’elles excluent le droit de tricherie. Pourtant, d’un point de vue purement psychologique et non politique, il existe des lois qui me paraissent grotesques (je les appellerai les règles d’un "zèle excessif" ou d’une "prudence exagérée") simplement parce qu’elles exigent de l’homme ce qui de toute façon existe en lui, comme le penchant et l’affection (citons : le patriotisme). Les premières lois sévères inscrites dans un tel article furent les lois mosaïques "aime ton prochain" et "respecte tes parents", celles-là m’avaient étonné dès l’enfance, étant donné que j’aimais mon prochain et je respectais mes parents, il était franchement bizarre que je ne fusse pas libre mais contraint d’agir ainsi, comme si on m’avait dit dans le Décalogue : « aime le gâteau au chocolat ». Ces exigences inscrites dans la loi et confirmées par des sanctions punitives me rappellent ce qu’on appelle  les "autovaccins", quand l’homme est vacciné par un extrait fabriqué à partir de son propre sang. Les médecins disent que c’est souvent nécessaire ; le mal est déjà grand de toute façon, ou c’est l’homme qui n’est pas bien portant ou c’est le sang. C’est un peu la même chose avec la vénération. Là où c’est la sévérité de la loi qui est obligée de veiller à ce qu’elle ne soit pas offensée, ça ne vaut pas tellement la peine d’y veiller car ou la vénération est fautive ou c’est l’objet de la vénération – en effet, non seulement les vivants, mais les morts aussi peuvent être fautifs, même les conventions le reconnaissent : le seul fait de ne plus être vivant ne donne pas encore droit à la vénération, parce que dans la brillante haute société il y a autant de bourreaux et de salopards que dans le royaume des ombres.

 Au demeurant, pour l’optimiste entiché des épris d’intelligence humaine et de raison, le dogme de la vénération obligatoire, spectre dégénéré d’un monde archaïque obscur, devient un fardeau et un frein à la sélection, que le progrès continu doit progressivement atténuer. Il est vrai que plus nous descendons dans la profondeur du puits apparemment sans fond du passé, plus nous découvrons des significations plus larges et plus profondes quant à la loi de la vénération, jusqu’au mystère indémontable, insaisissable  pour l’esprit, soi-même. Les cultes préhistoriques, apparemment, pour quatre-vingt-dix pour cent ne servaient pas les intérêts des vivants, mais ceux des morts. Des totems, des tabous, des fêtes et des cérémonies, des exercices spirituels et des règles de vie, des pyramides, des flammes perpétuelles, des cénotaphes, des lois de réglementations et des lois d’interdictions, tout cela était fait pour clamer la gloire des pères et non des fils, leur marque décisive sur la vie. Dans la plupart des civilisations d’Asie aujourd’hui encore tout se fait selon la volonté des ancêtres et non des descendants. Une pensée très facile, en tout cas plaisante, est de considérer que les manifestations, de même que les traditions du sacrifice humain et de l’adoration d’idoles ne sont qu’une hypertrophie maladive et rudimentaire de la vénération, le fantôme des passés, une folie et un obstacle à vaincre. Et si la liesse impétueuse de la libération ne se précipite pas dans l’abus inverse, on pourrait trouver comme orientation bonne et féconde de se débarrasser des excès de la vénération dégénérée en pédanterie, de critiquer les passés, en tirer des conclusions utiles. Selon moi, dans les trois degrés de la vénération représentés par l’Asie, l’Europe et l’Amérique, de l’exagération maladive de l’Asie, l’Europe n’est pas encore parvenue au juste milieu : c’est l’esprit américain dans son meilleur sens qui s’est approché le mieux de ce juste milieu en évitant les pièges de l’exagération dans l’élan de la libération.

J’avoue, même si cela s’oppose à ma nature pro-européenne, que j’ai toujours ressenti de la sympathie pour la souplesse peut-être naïve et enfantine, mais au fond très sage et saine de l’âme américaine, pour son refus d’honorer dans l’acte de la mort une Signification mystérieuse ou un avertissement particulier : elle la prend pour ce qu’elle est, l’ordre normal des choses, une habitude humaine. Quant au respect absolu dû aux morts… Si le vivant n’y avait pas fourni une raison spéciale, l’âme américaine refuse de rendre hommage à un acte de toute façon passif qui ne distingue pas les uns des autres étant donné que nous sommes tous des mortels. Les journaux humoristiques américains, à supposer qu’on y trouve l’étincelle rafraîchissante du comique, sont aussi enclins à la repérer dans la tragédie de la mort et du dépérissement que n’importe où ailleurs, et personne ne doit s’en offusquer. Récemment, je me suis senti obligé de rire très fort d’une blague américaine à propos d’un organisateur de pompes funèbres qui, le visage rayonnant, informe sa cliente, la veuve éplorée, qu’il n’a pas besoin de la poix proposée, car lui, représentant de sa firme prévenante et pleine de tact, a tout prévu : il a déjà cloué sa perruque favorite sur le crâne chauve du défunt.

 Bien sûr, seule une analyse complexe pourrait dévoiler le fond psychologique caché. Si le principe peut-être latin (eurasien) "de mortibus nihil nisi bene" est dicté par la bonté et l’affection ou par l’hypocrisie et la peur, seul peut le dire celui qui se souvient de beaucoup de morts, et a donc un large choix pour le vérifier : il est donc lui-même un vieil homme proche de la mort. Une chose est certaine, ils sont nombreux, je pourrais dire : ils sont en surnombre, il est risqué de nous les mettre à dos. Une lutte sévit entre eux, entre vivants et morts tout autant qu’entre vivants et vivants, or une lutte a ses règles, elles sont plus sévères que les règles de la paix : nous respectons habituellement davantage nos adversaires que nos amis. Or l’unique arme et l’unique cuirasse du lutteur est la Peur, qui se manifeste indifféremment sous le masque du courage ou sous le masque de la crainte – car ce n’est pas la mort que nous craignons nous mortels, mais c’est d’être assassiné.

Or si nous mesurons le rapport des vivants et des morts à l’échelle de la peur…

On pourrait dire que nous n’avons aucune raison de les vénérer car nous n’avons aucune raison de les craindre.

Grosse erreur.

C’est maintenant qu’ils sont morts, c’est maintenant que nous commençons seulement à les craindre vraiment – ils nous possèdent désormais totalement par le fait que l’on ne peut plus les assassiner, car ils n’ont aucune raison de nous craindre.

Ils font de nous ce qu’ils veulent.

Pesti Napló, 15 décembre 1935.

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