Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
QUE DOIT FAIRE L’ÉCRIVAIN FACE À LA GUERRE ?[1]
Mon
cher Dezső Kosztolányi,
Je sais que ce n’est pas de ton
goût (ni du mien) d’employer un ton de jovialité affectée
dans lequel on tombe forcément si l’on choisit la forme
épistolaire. Mon sens de la forme me souffle néanmoins
qu’il ne s’offre pas d’autre solution cette fois – la
réalité de la guerre et l’état d’âme de
l’écrivain, ainsi que l’interférence entre les deux
(je n’ignore pas que d’après toi seul la première a
un effet sur ce dernier, sans que celui-ci puisse s’en défendre)
sont autant de noix incassables, et il paraîtrait désinvolte de
mimer l’intention de les briser en les frappant du maillet de quelques
aphorismes, surtout après la dissertation de Kant citée par
Babits. En revanche quelques notes me sont venues en marge de ta réponse
(dans la mesure où l’étroitesse de la marge de Nyugat peut me permettre de me
référer à la loi de matérialité que tu as tant
soulignée) des notes avec mon crayon nerveux, ce qui signifie que
c’est avec toi en personne que
quelque chose en moi débattait. Je te prie donc de considérer que
c’est toi que j’essaye de convaincre par ce qui suit. Quatre-vingts
ans auparavant, à l’âge de l’intellectualisme et du
rationalisme enthousiastes, comme tu as "une autre vue", "un
autre avis", "une autre conviction" que moi sur les choses, je
t’aurais peut-être adressé un poème dans le style de
Petőfi, en commençant par « Adieu, maudit ami qui a
mordu mon âme, tel un chien enragé qui a éteint ma
flamme ». Aujourd’hui en revanche, de façon
plutôt grotesque, à l’âge de la mode des
soupçons, allusions instinctives, intuitions artistiques, des
révélations indirectes, "troubles sentimentaux", ambivalences paradoxales, je trouve
moi-même plus approprié d’analyser ton "rêve
éveillé" sur le rôle de l’écrivain, du
point de vue de ton subconscient. Il
se peut que cette fois, une fois de plus ce soit toi qui prendras mon analyse
pour un rêve éveillé et que simplement tu me
réanalyseras à ton tour. Je l’assume, cela
m’intéressera. Analysons-nous donc l’un l’autre, mon
cher Kosztolányi, cela fera passer le temps, jusqu’à ce que
ces messieurs les experts de la guerre, les capitalistes et autres
ingénieurs des canons aient achevé leur affaire, avec laquelle
nous, par notre métier, nous n’avons rien de commun.
D’après toi nous ne pouvons
rien faire d’autre, puisque « nous sommes seulement complices
d’une nature obscure et anonyme », nous ne donnons pas d’interviews, nous ne faisons que nous déclarer.
Tu as affirmé qu’à ton
sens, dans une situation aussi dangereuse que la guerre,
l’écrivain ne peut pas être mesuré à une aune
spécifique, on ne peut pas lui assurer des privilèges. Vraisemblablement
tu songes aux souvenirs de la guerre mondiale passée, quand toi comme moi nous avons essayé de
jouir du privilège de la critique et de l’intervention, et que tu
avais remarqué que ceci n’a rien changé au cours des
choses. Tu as donc compris que s’occuper de l’art "pur"
est plus approprié ou, comme dirait le Kepler[2] de Madách : « Que
le monde continue de tourner à son idée – je ne
réglerai plus ses rouages ». D’autre part tu as aussi
songé à Petőfi, or lui, nous ne pouvons tout de même
pas le caser dans la catégorie des touche-à-tout qui
"embrassent trop et mal étreignent", ni même celle des
escrocs semi-cultivés, invocateurs de choses comme Vie, Mort, Avenir,
Société, Au-delà, etc. À propos de Petőfi tu
constates que sans ses poèmes la révolution aurait eu aussi bien
lieu, il n’était que le coq qui appelait le lever du soleil de son
cocorico (au demeurant lui n’a jamais prétendu avoir
réveillé le soleil).
Mon cher Kosztolányi, ton exemple
n’est pas bon, parce que Petőfi avait dégainé pour la
guerre et non contre, et te référer à lui
légitimerait ta conception selon laquelle les va-t-en-guerre sont aussi
innocents que les pacifistes : du point de vue de l’écrivain
il est indifférent que nous ameutions ou freinions – la question
est quel geste est plus beau, plus artistique, plus parfait dans la forme, et
cela dépend au cas par cas de l’inspiration. La question se pose
en revanche : pourquoi alors prends-tu les cris de guerre
intéressés des vrais instigateurs, des marchands de canons pour
la véritable cause de la
guerre ?
Il est vrai que par la suite
(« les instincts dormants au fond des âmes », etc.)
tu as déduit cette cause plutôt de l’inclination dite agressive des hommes. J’ai la
ferme conviction (pardon pour le mot déplacé !
J’aurais dû dire mon sentiment, mon impression, mon instinct, mon inconscient) que sur ce point ta vision
t’induit en erreur, elle s’exerce par substitution. Elle est
fondée sur ce que dans tes souvenirs "des guerres, hélas,
ont toujours existé". C’est tout simplement faux. Ce qu’aujourd’hui nous
entendons par guerre et ce dont le débat est en cours (des forces
destructrices imposées par la
propagande du "progrès" technique, et non
libérées, par l’obligation générale de
défense), est né très tardivement, ne prend pas sa source
dans le monde des instincts, mais dans des cultes extrêmement conscients,
sournois (pervertis), j’irai jusqu’à dire dans les lois de
la morale religieuse dont la direction n’est pas un drainage de la vie
instinctive, mais au contraire, son étouffement,
à l’instar des anciennes lois totem-tabous, ou par exemple
l’interdiction de l’inceste. Tu confonds la lutte issue des
nécessités physiques avec des perversités culturelles
issues de nécessités psychiques. En homme cultivé tu sais
bien qu’en ce qui concerne par exemple l’anthropophagie un profane superficiel et
semi-cultivé serait vite enclin à la déduire de notre
instinct carnivore, mais la recherche scientifique soigneuse et approfondie des
dernières décennies n’a réussi nulle part au monde à en trouver la moindre trace qui
prouverait, qu’existaient des tribus dans lesquelles il aurait
été où il serait encore courant de manger de l’homme
par faim, à un stade primitif
de la civilisation. À l’inverse l’anthropophagie s’est
manifestée partout à un degré passablement
évolué de la civilisation, en tant que symbole et
cérémonie d’un rite religieux complexe et sournois, et qui
plus est, très souvent dans
des tribus végétariennes, mon cher Kosztolányi, celles qui
depuis toujours détestaient instinctivement la consommation de viandes
tout comme les nobles et magnifiques cervidés, de la même
façon que toi et moi détestons les gaz de combat.
Ah, bien sûr, l’effusion de
sang dont tu parles (ou plus simplement la tuerie,
comme la nomme la religion), et dont tu dis très justement qu’on n’arrive
jamais à la condamner sans réserve, est ce que "glorifient
pareillement "D’Annunzio et Maïakovski", ce n’est
pas de l’anthropophagie, je reconnais moi-même que c’est
instinctif, justement parce que cela
jaillit de la source du talent, de la passion ou de la force individuelles, et en tant que tel cela
peut être l’objet de la sympathie de même que de
l’antipathie de l’artiste (disons :
de l’écrivain, bien qu’à mon avis, en ce qui concerne
la qualification de l’écrivain comme artiste… Mais cela nous
mènerait loin). Mais d’où tiens-tu que ce que nous,
"pacifistes" (j’espère que ce n’est pas moi que tu
vises avec ces guillemets ironiques), appelons la guerre, nous verrions son essence dans l’effusion de
sang ? C’est un pacifiste imbécile (rappelle-toi la
véhémence avec laquelle j’ai mis au pilori ce type
d’homme dans mon Christ ou Barrabas)
qui reconnaîtrait uniquement à la vue du sang versé que la
guerre est un idéal repoussant et inhumain.
L’essence de la guerre est l’esclavage
et non la tuerie, son contraire n’est pas la paix mais le désir individuel
de liberté, celle de choisir soi-même son ennemi et son
frère, chacun au sein de ses cercles, en se révoltant contre la
contrainte contre-nature de tuer non
mon ennemi mais celui d’un autre, de manger non ce que j’aime mais ce qu’aime un
autre. Vu d’ici il s’avère que ce n’est pas le
militariste qui est un homme primitif, naturel, à la vie archaïque
et éternelle, mais au contraire c’est le pacifiste. Ce que je veux
te démontrer par là c’est que ce système d’argumentation
dans lequel tu te places peut aussi bien servir une conception opposée. Tu dis : il
n’est pas digne de nous de nous préoccuper des "grandes"
choses comme la vérité. Néanmoins, dans ton article on
peut lire par trois fois cette fière affirmation : c’est la
vérité.
Mon cher Kosztolányi, si c’est
de l’analyse, analysons : je vais te dire ce que c’est qui te
sépare (par goût) des autres écrivains qui luttent pour la
paix. Sous leur "paix", ton imagination surchauffée projette
devant toi un monde incolore, gris, monotone, et puisque tout comme moi tu vois
le progrès de l’homme
non dans une simplification appropriée, mais dans son enrichissement, en
tant qu’artiste tu ne veux pas d’un avenir où on lessiverait
les couleurs, la saveur, l’odeur du sang et du crime. Mais il ne
s’agit nullement de cela. C’est justement la guerre sempiternelle qui dirige vers ce phalanstère qui te
fait si peur – as-tu lu La pilote
Elza de Babits[3] ? Tu tombes dans l’erreur comme
tous ceux qui, sous l’influence d’une impression obscure,
d’un souvenir, sous l’effet d’un désir, prennent d’abord position, et ne cherchent
qu’ensuite les arguments nécessaires : d’une
manière autiste, quand tu dis
pacifiste ou optimiste, tu imagines un pacifiste imbécile et sot, alors
que quand tu parles d’un résigné et pessimiste, tu le vois
génial et formidable, tel que tu es toi-même. Mais le monde est
riche, et je pourrais te citer aussi de nombreux exemples avec les rôles
inversés.
Tu dis que la guerre ne durerait pas
même un jour si elle ne convenait pas à la nature humaine.
D’une façon générale tu te complais dans la Nature,
mon cher Kosztolányi. Tu avances par exemple tout le temps le cas du
tremblement de terre ; tu n’oses plus tellement citer le cas de la
foudre de Dieu depuis qu’elle sert à faire circuler des
automobiles et briser l’atome. Mais en ce qui concerne la "nature
humaine", je ne vois pas pour quelle raison la guerre lui conviendrait
davantage que, par exemple, le bridge ou le col dur – et moi, si mon
temps me le permet, je te prouverai un jour que – indépendamment
de la mode de ces deux cultes – les hommes ont déjà
renoncé à beaucoup de guerres pour une bonne partie de bridge. Je
ne prétendrai pas toutefois que le bridge et le col dur proviendraient
du fond des temps et seraient éternels.
En gros, en ce qui concerne les choses
"éternelles", "venant du fond des temps"… Tu
sais déjà ce que j’en pense. Pourquoi une chose serait-elle
éternelle pour la seule raison qu’elle a toujours
existé ? Je ne peux pas accepter cette idée. Ce que je veux
t’en dire, ne crains rien, ce n’est pas une pensée
scientifique ni métaphysique. Je veux simplement attirer ton attention
sur une simple et évidente erreur de base, sur un usage incorrect de termes, piège dans lequel même toi,
tu es tombé. "C’est la
réalité", dis-tu, avec une force et une
sévérité intraitables. Ne remarques-tu pas qu’il y
manque le petit mot "était" ? "La
réalité" – ce mot correctement utilisé ne peut
concerner que le passé et éventuellement le présent. Toi
non plus, tu n’as jamais aimé les prophètes et les devins
– tu n’as donc pas le droit d’appliquer le terme réalité à
l’avenir.
Cela suffira, mon cher Kosztolányi,
"pour l’étroit champ du papier" que
l’écrivain ne doit pas quitter d’après toi. Je
n’ai pas l’intention non plus de le quitter pour le moment, mais
dans mon esprit ce champ n’est pas si étroit. L’œil ou
la lentille convergente balaie un territoire plus restreint, et pourtant les
idées portées ci-dessus y trouvent très bien leur place.
Je crois avec toi que nous,
écrivains, ne sommes pas des exceptions – mais dans un sens
opposé au tien : je crois que nous pouvons changer le monde et
l’avenir tout autant que les
savants ou les riches, si nous saisissons au bon endroit la charrue qu’on
nous aura mise en main afin que nous ne laissions pas ce monde dans le
même état où nous l’avons trouvé.
Je t’embrasse amicalement,
Frigyes Karinthy
Nyugat, février 1935.
[1] Question posée par la revue Nyugat aux écrivains qui y ont répondu en 1934 et 1935. Le texte fait donc référence aux contributions antérieures (Dezső Kosztolányi et Mihály Babits).
[2] Personnage de La tragédie de l’homme, drame de Imre Madách.
[3] La pilote Elza ou la société parfaite, roman de Mihály Babits.