Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Je te donne au Monsieur

Enseignements tirés d’une offre généreuse

7a je te donne au monsieur le monsieur dont il s’agit et qui hier, en déambulant sur le boulevard depuis la place József a reçu l’offre généreuse indiquée dans le titre, c’est moi-même (bien qu’indirectement), même si ce beau titre dans la bouche d’individus inconnus me surprend chaque fois, or depuis le temps j’aurais pu m’y habituer. Mais puisque nous avons mis sur le tapis cette histoire de monsieur, je profite de l’occasion pour me plaindre au nom de nous tous d’une grande injustice qu’aucun de nous n’avoue à autrui, la plupart des hommes en souffrent tout en la trouvant naturelle. Le fait est qu’au départ, au début de notre vie et de notre parcours, nous recevons une certaine épithète, une appellation et une qualification, à l’instar d’un titre de docteur, de baron ou de comte, celui de jeune. Jeune homme, nous dit-on, vous les jeunes, jeune homme s’il vous plaît, et ainsi de suite. On finit par s’y habituer comme à son nom ou à son visage, cela s’incruste en nous pour la vie, si nous entendons prononcer le mot "jeune" derrière nous, nous nous retournons, comme si on nous avait interpellés. Puis un jour, sans avertissement, sans ordonnance ministérielle, sans licenciement, on nous prive tout simplement de ce rang habituel, sans frais, on nous retire la nomination, le titre et la qualification, sans que la seule personne concernée, le porteur du titre ait déclaré sa démission. Et nous avons honte de protester ou faire appel, pourtant il s’agit manifestement d’une ineptie et d’une mesure arbitraire, aussi bien en matière de droit public, de droit privé ou de conventions sociales. Le fait que quelqu’un soit jeune non depuis cinq ans mais depuis cinquante ans, n’est vraiment pas une raison pour ne plus rester considéré comme tel, bien au contraire : l’ancienneté dans un état, une vocation ou une profession est censée augmenter la fiabilité, grâce à l’exercice plus durable et la plus longue expérience. Si on dit de quelqu’un qu’il est « un bon vieux médecin, ingénieur ou n’importe quoi expérimenté », en général cela vaut une louange de la personne en cette qualité ; alors pourquoi ne veut-on pas croire que je suis plus jeune si je suis jeune depuis plus longtemps et avec une plus longue expérience ? Il a vingt ans ! – disent jalousement ceux qui ne sont ni jeunes ni vieux, qui ne l’ont jamais été, qui ont simplement été bêtes, et qui ne remarquent toujours pas qu’avoir deux fois ou trois fois vingt ans, cela valorise deux fois ou trois fois les possibilités pour lesquelles on envie tant celui qui n’a qu’une fois vingt ans. Que faire, tous ces adolescents de quatre-vingts ans qui pourraient renseigner le monde dans cette affaire, s’en fichent en général, et avec toute leur curiosité, passion et ambition ils se tournent vers la Maturité qui, s’ils réussissent l’examen, les libérera éventuellement des chaînes de cette enfance trouble et obscure.

Mais où en suis-je de tout cela, mon Dieu ! La scène de la place József montre que mon moi n’a pas encore pris conscience du vécu et du sentiment d’une jeunesse plus adolescente, encore moins de ce qu’on appelle "adulte". Ce petit garçon de quatre ans, tiraillé par la nurse ou la bonne, il y a quarante-deux ans, à travers la place József, et qui bayait aux corneilles, passait par là peut-être pour la première fois, la nurse s’était manifestement égosillée à hurler, il refusait d’obéir, jusqu’à ce qu’on lui fasse très peur. Autrement comment est-ce que je pourrais expliquer cette chose d’hier qu’en avançant vers la sortie de la place, lorsqu’a retenti derrière moi ce cri menaçant bien connu et cent fois entendu, l’argument décisif, la phrase du désespoir ayant abandonné tous les arguments réguliers : « Je vais te donner au Monsieur », qu’à cette phrase j’ai frémi, je me suis retourné, j’ai porté un regard soupçonneux autour de moi, non comme si j’avais reconnu que cette fois exceptionnellement le Monsieur c’était moi, mais parce que les quarante-deux ans ont disparu un instant, la menace s’adressait expressément à moi qui n’obéissais pas. Dans une hallucination j’ai revu très clairement la scène pénible, cela faisait cinq minutes que je jouais vilainement à cache-cache avec la pauvre Fräulein, je prenais du retard, je courais vers l’avant, je disparaissais de sa vue, elle a fini par perdre patience et en s’étranglant de colère a crié dans mon dos : « Je vais te donner au Monsieur ! ».

C’est seulement quand en cherchant bien partout je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucun "monsieur" aux alentours, par conséquent je devais être le monsieur en question, que j’ai découvert la dame et l’enfant de quatre ans. Le vilain garnement courait en tous sens, la dame a eu du mal à le rattraper par le col, maintenant il hurle et trépigne, tourne sur lui-même et veut soudain courir avec la même résolution passionnée vers l’arrière comme il courait vers l’avant précédemment. Comme la dame lui barre la route, le pauvre saute à gauche et à droite tel un gardien de but frais émoulu dans sa cage, pour empêcher de passer ce ballon enragé qui cherche à traverser son corps, il cogne des deux poings son flanc et son ventre et il hurle comme une orfraie. Que pourrait-elle lui dire d’autre que ce qu’on m’a dit voilà quarante-deux ans, à ce même endroit, dans les mêmes circonstances, sur le même ton : « Je vais te donner au Monsieur », ceci sans consacrer une attention particulière au héros de la rencontre, pour savoir qui peut être ce monsieur, témoin fortuit de la scène, puisqu’elle n’a pas vraiment le temps de bien l’observer. Je ne lui en veux pas, je la comprends, j’ai aussi été père d’un garnement de quatre ans ; dans ces moments-là on n’a guère le souci de choisir le monsieur à qui on destine son enfant. Néanmoins il y a quelque chose tout de même qui m’étonne, j’y pense, peut-être parce que c’est la première fois que le hasard me permet d’observer personnellement quel sentiment est d’être ce monsieur à qui on va donner l’enfant. Encore une minute et il pourrait facilement arriver que l’enfant n’ayant pas cessé ses caprices, ma situation passive prenne fin, que l’enfant soit transféré en ma possession, que ce soit à moi de le tirailler vers mon modeste domicile, pendant que la dame s’éloigne seule à pas souples dans la direction opposée. Dans ce cas-là je n’aurais plus le temps de méditer, je dois agir maintenant, pour comprendre quelle est la cause de cette confiance particulière, pour le moins mal à propos même si c’est un grand honneur pour moi, avec laquelle la dame suppose que moi, en ce moment, spécialement à cette occasion, j’aurais envie et je serais enclin de me charger de l’enfant qui m’est proposé.

Je ne dis pas, je saurais comprendre l’hypothèse de mon inclination présupposée, si ma connaissance nouée avec le cher petit arrivait, mettons, un beau matin de printemps, dans un château enchanté, où on me le présenterait dormant dans son petit lit, rêvant d’un ange et souriant comme un bambino de Raphaël, ou si on me le tendait sur la scène de l’Académie de Musique célébré comme un enfant prodige pour qui on venait justement de signer un contrat pour une tournée américaine. Mais comme ça ?! Quelle confiance angélique ! Seule la logique d’une femme peut en être capable. Si l’enfant a une petite jugeote, cette menace le fait rigoler et il répond : « Ça va pas la tête, Maman, as-tu seulement demandé à ce Monsieur s’il a vraiment envie de se charger d’un méchant comme moi ? Tu as vraiment très mal choisi le moment pour tes menaces : s’il y a un comportement qui me garantisse pour la vie que ce Monsieur ne me prenne pas et qu’il me laisse avec toi, alors c’est le mien ».

Mais l’enfant est apparemment plus stupide même que les adultes. Il me regarde étonné, il se tait et se cache dans les jupes de sa mère. Moi je continue de déambuler, seul, sans enfant, et je me demande quelle tournure aurait pris ma vie si d’aventure quarante-deux ans auparavant c’est Rockefeller ou au moins Leó Lánczy[1] qui était passé à côté de nous quand on « voulait me donner au Monsieur » et si celui-ci m’avait accepté.

 

Pesti Napló, 28 mars 1935.

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[1] Leó Lánczy (1852-1921). PDG de la Banque Commerciale de Hongrie.