Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Transmission en direct
Le genre le
plus moderne
Je ne crois pas qu’il y
ait jamais eu un genre plus aimé et plus populaire que celui-ci. Pendant les
jeux olympiques nous avons célébré à Budapest, aujourd’hui et chez nous, temps
et espace confondus, sans distinction politique ou confessionnelle, maître
Pluhár[1], le premier artiste dont le talent a été
révélé et s’est épanoui par la voie publique de l’actualité. Plus d’une fois
j’ai été invité occasionnel de ces compagnies improvisées qui se réunissaient,
excitées et enthousiastes, autour d’un récepteur de radio et autour des
événements berlinois reproduits pour nos oreilles comme par enchantement par la
performance remarquable de Maître Pluhár, pour laquelle il mériterait tout
autant une médaille olympique que ces braves champions, héros de ses
transmissions en direct – prix et couronnes de laurier, à la manière des
anciens confrères grecs et romains qui "chantaient la virilité" dans
des conditions moins favorables, sur leur instrument moins perfectionné.
Car le lieu et le temps, là et où se
déroule cet événement sont, sinon l’occasion la plus favorable, certainement la
plus solide. En effet, les physiciens affirment à propos de la radio que ce
n’est pas son apparition dans la culture qui est étonnante, mais le fait
qu’elle ne soit apparue que si tard.
Imaginez les données historiques précieuses que représenterait pour nous une
transmission en direct gravée sur parchemin de la bataille de Mohács[2] ou, à l’occasion du jubilé de quart de
millénaire, sur la reprise du château de Buda, encore qu’il ne soit pas certain
que Sebestyén Tinódy Lántos[3] par exemple aurait été un aussi bon
reporter en direct qu’István Pluhár. L’évolution de l’art et de la technique
atteint apparemment parallèlement et en même temps les paliers remarquables.
Car ce n’est pas un hasard que la
transmission en direct soit devenue le genre le plus moderne dans l’histoire de l’art. À première vue et superficiellement,
ce genre rappelle le plus cette période du film muet où le conférencier du
Luna-Park "expliquait" l’image devant l’écran. Mais ce n’est que
l’apparence, parce que ce genre est tout aussi autonome et naturel que le
cinéma lui-même, puisqu’il n’est pas un autre art, il représente et communique
la réalité, bien que l’esthétique et la critique de cet art ne soient pas
encore nées, les yeux de l’expert y reconnaissent déjà un rival de l’art noble
du comédien et de l’orateur, avec des lois et des conditions propres. Car il
n’est pas aussi facile de dire ce que
nous voyons que le penserait le profane – c’est tout aussi difficile que de
croire ce que nous remarquons.
La plupart des gens en sont incapables.
Enfant, j’étais assez doué en dessin. Je me rappelle que ce qui m’étonnait
alors n’était pas que mes camarades d’école fussent incapables de copier sur
papier les contours d’une carafe d’eau, mais plutôt que pendant qu’ils
regardaient la carafe, leur crayon dessinât le contour d’une botte à trépointe.
J’admirais leur imagination (ce trait de caractère ordinaire et innocent de
l’homme), que nulle réalité et vérité présentes ne peuvent influencer.
Autrefois, nous avons souvent fait des expériences dans ce domaine avec mon ami
Kosztolányi, l’artiste du langage d’écrivain le plus noble. Penchés au balcon
du troisième étage de l’appartement du
Boulevard József, ou par la fenêtre d’un train, nous faisions la
compétition pour relater de façon la plus continue et la plus détaillée ce que
nous voyions dans la rue ou dans le paysage défilant, pendant qu’un troisième
comptait par des points le nombre de détails qui avaient saisi l’attention de
chacun. Il ne se contentait pas de la double comptabilité des points, il
veillait aussi au métier de l’expression
et de la communication. Je peux vous affirmer que c’est laborieux :
essayez et vous vous rendrez compte qu’un bon œil et une bonne oreille ne
suffisent pas, il y faut aussi quelque chose de plus.
Il y faut du talent, car il s’agit d’un art
en train de naître, un art à la limite de l’oral et de la représentation par
l’image, le début d’une nouvelle iconographie.
En tant que premier à apprécier en
connaisseur l’art de Maître Pluhár, je vois d’ores et déjà les contours
instructifs de ce nouveau genre, les normes encore nébuleuses du langage de
cette nouvelle méthode de représentation.
Ce qui apparaît en premier à l’écrivain,
c’est que l’accentuation personnelle de l’artiste devient secondaire dans
l’usage des épithètes originales, sélectionnées, a fortiori particulières, comme
celui des autres mots. La personnalité ressort directement dans le tempérament
avec lequel le reporter est à même de représenter l’effet de l’événement. Les moments les plus enchanteurs étaient
ceux où le reporter, emporté par le spectacle, devenait supporter au même titre
que ses auditeurs, laissant libre cours à son excitation – bref, il était le plus objectif quand il était le plus subjectif, comme le poète ou
l’orateur qui est capable, sous l’effet magnifique et bouleversant de la
réalité extérieure, d’oublier le mieux lui-même précisément quand il laisse
transparaître le plus sa propre personnalité. Des cris comme « Bravo,
Bródy ! » ou « Vas-y, Német ! » ou encore plus des
gémissements désespérés après l’échec d’une action mal aboutie exerçaient un
effet élémentaire sur le public, tel la vision d’un prophète, les Apparitions
de Jean ou une communication de l’au-delà à une séance de spiritisme. Car il
s’agit bien d’un état artistique, d’un état paradoxal, contradictoire,
illogique, d’un aussi grand miracle que l’instrument lui-même qui le permet.
Ce genre vient tout juste d’aborder
l’esprit de l’époque, mais ses artistes se préparent déjà. Son langage est
encore fruste – il faudra nous habituer que ce
dont nous sommes les témoins, miroirs
enthousiastes du monde, nous devions en devenir aussi des miroirs de projection, en même temps, et en autant de temps que
l’action : vitesse n’est pas sorcellerie. Récemment j’ai abordé le sujet
du mot vivant qui commence à reconquérir son royaume, que la technique de
l’écriture lui avait volé. Le poète qui craint la course devra apprendre s’il
veut marcher au pas de son époque, à faire une prise de vues de son âme aussi
rapide et instantanée que celle avec laquelle l’esprit de l’époque prononce une
sentence sur sa valeur et son destin.
Pesti
Napló, 23 août 1936.