Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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l’astronome aveugle

Et autres clartés

Je sais moins bien, où se trouve sur le globe ce Yerkes où B. Frost[1], le célèbre astronome est mort récemment, que lui ne savait où il fallait chercher dans le firmament le point Alcyone de l’étoile alpha, point vers lequel tend très nettement l’univers, dans un but très obscur. Pourtant Frost était aveugle, peut-être même depuis sa naissance, je l’ignore. D’après les gens compétents c’était un astronome remarquable, il aimait son métier, à l’opposé de mon collègue (quand j’apprenais encore les mathématiques), qui se destinait à l’astronomie, mais s’étant embourbé en compagnie de bohèmes, s’est ensuite tellement dégoûté des étoiles, que le soir il utilisait sa paume tendue en visière sur son front pour ne plus les voir. Frost, lui, aurait probablement aimé voir les étoiles qui remplissaient ses journées, mais finalement peut-être pas tant que ça. Son amour était platonique, au-delà de la sensualité, à l’instar de celui de son contemporain Le Verrier, qui avait découvert Uranus, ou peut-être Neptune – le lecteur qui a plus de temps que moi (sinon il ne me lirait pas) n’a qu’à vérifier dans l’encyclopédie. Ce Le Verrier avait indiqué avec précision où et quand les télescopes devaient chercher la nouvelle planète. Mais une fois qu’elle fut trouvée, lui-même ne l’a pas regardée, en argumentant que l’observation d’un petit point lumineux est un jeu d’enfant ennuyeux par rapport à la sûreté avec laquelle on détermine qu’il doit se trouver à cet endroit.

Pour celui qui connaît la théorie célèbre de Diderot sur la cécité, il n’y a rien d’étonnant dans le cas de l’astronome aveugle. On trouve dans cette "Lettre" entre autres une longue conversation de l’auteur avec son célèbre professeur de physique et de mathématiques à l’université de Paris, sur ce sujet[2]. C’était un professeur excellent, les deux sciences lui doivent plusieurs livres, avec des découvertes fondamentales. Au demeurant il était aveugle de naissance. En cette qualité, étant un homme courtois et bien élevé, comme les aveugles le sont en général, il lui a coûté beaucoup de détours sinueux pour décrire à Diderot sa méfiance nourrie envers la vision des "voyants", et en particulier envers la congruité de leur vision. Ce que signifie voir (« Ces objets pourraient fort bien se transformer dans mes mains, et me renvoyer, par le tact, des sensations toutes contraires à celles que j’en éprouve par la vue »), c’est lui qui l’a expliqué au grand Diderot, mais uniquement afin de pouvoir aussitôt passer à l’imperfection de cette méthode de connaissance de la réalité. Lui, pour sa part, même à l’âge de nourrisson, ne serait jamais tombé dans l’erreur (entre beaucoup d’autres erreurs) de voir un objet plus petit ou plus grand selon qu’il est plus près ou plus loin de lui, la dimension des objets étant une réalité définie en elle-même, dont l’existence est prouvée de façon satisfaisante par la pure réflexion, et dont la vérification est assurée largement et d’une manière bien plus fiable pas le toucher, si cela est nécessaire ou possible. D’ailleurs la raison pure, non troublée par un imaginaire trompeur, n’a pas besoin d’un tel contrôle, comme Le Verrier n’avait pas besoin non plus, n’est-ce pas, de voir de ses propres yeux la planète découverte. Après quoi, prudemment et avec tact (en matière de tact, les aveugles sont maîtres) il a développé à l’excellent encyclopédiste « sa vue à lui », vue selon laquelle pour rien au monde il n’aimerait changer avec lui quand il s’agit de recherche scientifique. En effet, ses expériences passées prouvent que les fautes et les erreurs des systèmes physiques et mathématiques étaient causées par cette superficialité du raisonnement qui caractérise principalement le chercheur trop fier de son don de vision, parce qu’il croit ce qu’il voit, souvent même il ne croit que ce qu’il voit, pourtant la défense indignée de l’amant soupçonné « eh bien, si tu crois plus en tes yeux qu’en moi… » aurait dû l’avertir depuis longtemps que la piste est mauvaise. Finalement il a déclaré que les modestes résultats qui sont les siens dans son métier et dans sa science, il les attribue à ce qu’il n’a pas été dérangé dans son travail par le tissu arachnéen des antennes appelées rayons lumineux, labyrinthe dans lequel nous autres errons, nous noyons et nous ligotons la vie durant, victimes du Soleil, cette grande Araignée.

Nous autres.

En tout cas il est probable que notre intelligence, c’est ce que montre le cours du monde, doit beaucoup moins au Soleil qui chatouille nos sens, qu’à ce maître aveugle qui habite à l’intérieur de notre sombre cœur et notre sombre cerveau et que le grand Emmanuel nomme « loi morale ». Il est vrai qu’il considère l’importance de ce maître comme égale au spectacle du « ciel étoilé au-dessus de notre tête », mais stricto sensu, chez lui aussi le fait paraît plus important que le spectacle, sinon il se serait contenté de l’explication béatifique que ces petits points là-haut sont autant de chandelles allumées en l’honneur des anges ou autres décors d’arbre de Noël. Toutefois le grand noël est passé, ce brillant âge d’or quand nous, hommes, nous croyions le centre de l’existant, et depuis un ou deux millénaires, si nous voulons vivre dans ce monde, nous devons nous habituer à ce qu’il ne suffise pas de « connaître nous-mêmes », nous devons connaître aussi le monde hostile qui nous entoure, le découvrir, nous en défendre, y faire notre place sous le Soleil. Or, le Soleil n’est pas un lampiste fiable : il ne semble pas faire de nous une exception, et s’il brille dans le ciel, ce n’est peut-être pas pour éclairer nos sentiers, il a des buts bien à lui, indépendants de nous.

La « loi morale » (encore elle) semble être meilleur guide sur ce chemin. C’est elle qui oriente la taupe sous la terre, la bactérie victorieuse dans nos veines, et aussi l’aveugle qui en l’occurrence est astronome et physicien et qui recherche pour nous la Réalité de l’Existence.

Avec elle, si elle existe, nous pouvons davantage faire confiance à l’homme politique et aux généraux et au poète aveugles, que sans elle, au Visionnaire et au Prophète admirés et entourés.

Mais prenons garde… Il arrive qu’il manque les deux

J’ai écrit un jour pendant la guerre mondiale : il convient de crever un œil aux hommes pour qu’ils ouvrent l’autre.

J’ai oublié d’y ajouter : à supposer que derrière l’autre œil habite cette lumière intérieure.

J’ai lu récemment le livre d’un écrivain aveugle, qui glorifie le tremblement de terre qui lui a ôté la vue.

Apparemment nous vivons des temps où même les aveugles ne voient plus clair.

 

Pesti Napló, 4 septembre 1936.

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[1] Edwin Brant Frost II (1866-1935). Astronome américain, directeur de l’observatoire de Yerkes (Wisconsin)

[2] Nicolas Saunderson (1682-1739). Mathématicien anglais.