Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

afficher le texte en hongrois

RECETTE D’ALMANACH POUR 1936

Faire carrière en un an

 

Janvier

Les journées sont courtes, les soirées sont longues. Si tu n’as pas réussi à obtenir un billet gratuit par un journaliste de tes connaissances, un reporter de la police, tu restes assise chez toi, tu discutes avec tes parents, tu argumentes que ce n’est pas aussi simple qu’ils le pensent, de rester une fille pauvre et honnête par les temps qui courent. Tu irais volontiers travailler dans un bureau pour dactylographier et sténographier, tu tapes assez bien à la machine, mais papa sait bien que les temps sont difficiles, lui-même on le fait poireauter depuis six mois au ministère. Tu ne révèles à personne que depuis le premier du mois tu prends des leçons deux heures par jour auprès du célèbre réalisateur de films dont tu as fait en secret la connaissance l’été dernier.

 

Février

Il ne te reste plus que vingt-huit jours pour préparer la surprise, une surprise à l’envers, mais comme une vraie surprise. Tu te formes donc diligemment à la fabrication d’empeignes, à l’étonnement de tous car ce n’est pas une industrie pour une fille, surtout une fille de la bonne société, mais toi tu déclares qu’il n’y a pas de honte à travailler, et en tant que femme, tu as de vraies perspectives de succès dans ce métier justement parce que peu de femmes s’y adonnent. Tu te prépares à une vie sérieuse, difficile et combative, tu méprises la mentalité frivole et les rêveries d’une carrière rapide. Tu portes des robes simples, les cheveux lissés, tu ne te mets ni rouge à lèvres ni vernis à ongles, tu ne vas guère au cinéma parce que tu détestes les genres légers. Tes auteurs préférés sont Spengler et Manó Beke[1]. Vers la fin du mois en secret tu fais enlever le polype de tes cordes vocales et tu achètes un nouveau bandage élastique pour tes chevilles.

 

Mars

Tes mains sont déjà passablement calleuses de la fabrication des empeignes. Tu as sommeil le jour par ce que tu passes tes nuits à la correspondance et aux études. Tu corresponds avec un agent américain qui, dans l’espoir d’honoraires à venir, fait répandre depuis longtemps ta photo dans les revues spécialisées de là-bas, convaincu que tu es une prima donna célèbre, à succès, du cinéma hongrois. C’est dans des revues théâtrales anglaises que tu apprends la langue de Shakespeare et de Milton, dont tu auras besoin. Pendant ce temps le reporter de la police écrit régulièrement, à l’avance, les critiques et les interviews (il est la seule personne initiée), pour ne pas être à cours d’articles le jour où on en aura besoin. Tu t’exerces pour les réponses à donner à des questions récurrentes, et d’ailleurs dans tes heures creuses tu as déjà commencé la rédaction de ton œuvre en vers « Dès empeignes au bec Bunsen », qui sera en réalité le journal de la grande prima donna du cinéma, l’histoire de sa carrière, relatée en mots simples, directs.

 

Avril

Uniquement par hasard, car par distraction à la place du troisième étage tu sonnes au deuxième étage de l’immeuble dont tu n’as jamais visité d’autre étage que le tien, tu fais la connaissance du grand esthète de cinéma vieillissant mais de grande autorité, qui, un jour, après ta révélation, s’occupera dans la presse de ta personnalité prodigieuse. Très troublée, tu le pries de te pardonner ton erreur, mais lui, essaye gentiment de te rassurer et après quinze minutes de conversation il exprime son étonnement que tu n’aies jamais songé aux tréteaux, ni à l’écran. Tu es effarée qu’il puisse penser à des choses semblables, rien n’est plus éloigné de toi que ce genre de futilités. Il te fait promettre que tu lui rendras visite, mais avant qu’il n’apprenne ton adresse ou même ton nom, tu disparais brusquement.

 

Mai

Il est temps qu’après le travail théorique tu commences à songer à la pratique, parce que le mois prochain les prises de vues en extérieur commenceront dans tous les studios, les scénarios sont écrits, les producteurs sont réunis du matin jusqu’au soir au café et distribuent les rôles. Spaczek, l’ancien monteur sans profession, passe ses journées à y traîner, à écouter, et le soir te fait des comptes rendus détaillés dans un salon de thé, toi tu dresses des listes et des tableaux avec des crayons de couleur, des lunettes sur le nez, dans ton grand livre rouge de comptabilité. Tu calcules que seule Panci Baál, la vedette de cinéma populaire, a une chance d’être demandée pour jouer le rôle principal de « Rêve de fée dans un trou de souris ».

 

Juin

Tu te mets à examiner les domaines d’intérêt compliqués de Panci Baál. Il apparaît bientôt qu’au milieu du mois d’août, quand on commencera à tourner les extérieurs de « Rêve de fée dans un trou de souris », elle aura été déjà engagée chez un producteur concurrent. Mais tu calcules également qu’elle rompra très certainement cet autre contrat, parce qu’ici elle pourra jouer avec Barlanghy, par lequel elle veut se faire épouser. Tu étudies à fond les arrêtés et la jurisprudence y afférent, et tu parviens au résultat que, affaire de cœur ou pas, Panci laissera plutôt tomber le « Rêve de fée » s’il s’avère qu’ici les producteurs naïfs n’ont pas prévu de pénalités, alors que l’autre entreprise a bien prévu trente mille dollars, ce que, bien sûr, l’étourdie Panci a oublié depuis longtemps. Spaczek a réussi à se procurer la liste des dialogues de « Rêve de fée », et tu l’apprends par cœur.

 

Juillet

Tu fais savoir au réalisateur qui monte « Rêve de fée » et envers qui ces dernières semaines tu avais une attitude délibérée telle qu’il ne demande plus qu’une chose, se débarrasser de toi, qu’il doit se préparer aux ides de mars, c’est-à-dire le quinze, quand commencera enfin ton temps, qui sera du même coup sa gloire à lui sous réserve qu’il reconnaisse l’instant grandiose. Pendant ce temps-là, aux studios privés les soigneuses prises de vues d’essai ont déjà été réalisées, celles auxquelles tu travailles depuis plusieurs mois. Tu fais savoir chez toi que le mois prochain tu te feras probablement embaucher à la fabrique de chaussures, comme simple ouvrière préoccupée par les questions sociales.

 

Août

C’est le mois de la lutte charnière et décisive. Le trois, la firme reçoit la lettre anonyme, l’avertissant de veiller aux agissements de Panci qui s’apprête à rompre son contrat. Tu les en informes en temps voulu. Tu es prête à tout, tu connais le rôle par cœur. Le quinze se lève le jour des premières prises de vues en extérieur de « Rêve de fée ». Toute l’équipe se réunit sur la romantique rive du Danube à Csepel, prise de son, figurants, tout y est. L’agitation est énorme, il est déjà dix heures et Panci n’est toujours pas là, elle avait d’ailleurs disparu de chez elle. Le réalisateur est aux abois. Tu es assise au pied d’un arbre, les cheveux lissés, des lunettes sur le nez, en train de lire un livre scientifique. Le réalisateur te reconnaît, il rougit, il est dans l’embarras, mais tu fais celle qui ne le connaît pas. Il s’adresse à toi en blaguant péniblement et te demande si tu n’aurais pas envie de te faire photographier pendant qu’ils perdent leur temps ici. Tu protestes, tu es une ouvrière sérieuse, tu n’as rien à voir avec le film. Comme il insiste, tu te mets à jouer, pour rire. Effarement général. Tu amènes le rôle de Panci à la perfection. Tu déclares que tu n’avais aucune idée de quoi il s’agit, mais dans cette situation et dans cet environnement il est impossible de faire et de dire autre chose que ce que tu as fait : ce n’est pas de ta faute si tes mots sont conformes aux dialogues écrits. L’auteur qui se sent justifié, est aux anges sous l’enchantement. Le réalisateur, en voyant que la balance penche en ta faveur, déclare avec sérieux et solennité qu’apparemment un miracle s’est produit : le hasard vient d’offrir le cadeau d’une grande artiste à l’industrie cinématographique. Tu te montres plutôt étonnée, tu hausses les épaules et tu fais celle qui ne veut pas en entendre parler.

 

Septembre

Le lendemain le reporter se pointe et dit qu’il a entendu parler du cas, il a déjà écrit son article (il brandit ses anciens papiers), et d’ailleurs il s’est entretenu avec l’esthète vieillissant, qui a reconnu avec étonnement sur les photos sa visiteuse d’avril, et qui maintenant est tout feu tout flamme. Les extérieurs, puisque après de longues sollicitations persuasives tu as accepté le rôle-titre de « Rêve de fée » (sous réserve qu’après le tournage tu puisses retourner à l’usine), suivent leur cours.

 

Octobre

L’agent américain, ayant été informé de seconde main de cette tournure des événements, est persuadé que lui, il t’avait prédit dès le mois de mai un grand avenir, t’envoie aussitôt une dépêche : il vient à Budapest, avec un contrat américain dans sa poche.

 

Novembre

Le journaliste, ayant reçu une réponse étonnamment ingénieuse à sa question récurrente, sollicite l’éditeur. Celui-ci vient te voir avec son idée totalement originale, dont il est très fier : comme il serait intéressant que tu écrives l’histoire surprenante et unique de ta vie sous le titre « Dès empeignes au bec Bunsen ». Tu l’écoutes avec un sourire : bien que tu n’aies jamais pensé à de telles choses, tu ne refuses pas d’y réfléchir. Selon l’éditeur il ne serait pas mal que le livre paraisse avec la première.

 

Décembre

La première de « Rêve de fée ». Immense succès. Il ne pouvait pas en être autrement, puisque le reporter et l’esthète avaient préalablement travaillé l’opinion publique. Ton livre paraîtra aussi pour Noël, d’ailleurs on le traduit déjà en anglais. C’est avec émotion que le représentant du gouvernement raconte partout le contenu de votre court entretien, au cours duquel tu as déclaré les larmes aux yeux que tu n’avais pas du tout songé à une carrière de star de cinéma.

 

Színházi Élet, 1936, n°1.

Article suivant paru Színházi Élet



[1] Manó Beke (1862-1946). Mathématicien, professeur.