Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Dönci Turi le lui lance
Dönci[1] Turi est un
grand gaillard de deux mètres, baraqué, il a l’apparence d’un taureau. Mais à
le regarder, on ne dirait pas « en voilà un que je n’aimerais pas
rencontrer dans une rue obscure ou sur un chemin de terre ». Car sous les
moustaches fringantes, noir de jais de Dönci Turi il y a une petite bouche
rouge qui sourit, et à la racine de ses sourcils noir sureau il y a des yeux
bruns au sourire espiègle. C’est un homme gai, Dönci Turi, grande gueule,
sanguin, fêtard, bambocheur, poussant la chansonnette. Ses amis l’adorent, les
femmes l’aiment aussi et il aime les femmes.
Si, rarement, il a maille à partir avec quelqu’un,
c’est presque toujours pour une histoire de femmes qu’éclate la castagne.
Mais ça n’arrive que rarement, qui
toucherait, qui oserait toucher Dönci Turi ?
De toute façon la ville entière le connaît,
et il connaît aussi tout le monde. On ne pourrait vraiment pas lui appliquer
les mots du poète qui ne voulait être ni
parent ni connaissance de personne. Quant à Dönci Turi, tout le monde est
son parent de près ou de loin, tout le monde est son grand ami, son unique
compère, son très cher Sanyi, Bélus, Móczi, Miki, il les connaît tous par leur
petit nom, il rappelle à chacun qu’ils ont été gamins ensemble, jusqu’à ce que
l’interlocuteur se souvienne (ah, mais oui, bien sûr), qu’il rie et qu’il tope
dans la main de Dönci Turi : ça alors, mais qu’est-ce que tu deviens,
vieille branche ? T’en a fait pousser des belles moustaches depuis ce
temps, mon pote ! Dis donc, as-tu des nouvelles de la belle de Kiskunderek
pour laquelle nous étions rongés par la même maladie, toi et moi ?!
Pourtant l’autre jour a éclaté un grand
ramdam autour de Dönci Turi, et il s’agissait encore d’une belle dame.
C’est la belle qui est allée chercher Dönci
Turi, directement au "Taureau Noir", où pouvait-on le trouver
ailleurs ? Il était totalement sobre, je vous jure, il entamait son
quatrième litre, mais qu’est-ce que c’était pour lui ? Il était assurément
sobre, serein et gai. Il n’empêche que son visage s’est assombri en moins d’une
minute, lorsque la belle dame, déjà suffoquant d’indignation, lui relata
comment ce salaud de Lenci Doroghy s’était moqué d’elle, celui de qui pourtant
il suffirait de placer un mot là-haut, au ministère…
Il faut le voir, Dönci Turi, dans ces
moments-là, quand son visage s’assombrit.
Il poussa un râle, sa figure blêmit, puis
devint toute rouge. Ses deux yeux crachaient des étincelles. Puis, lentement, à
son rythme, il se leva. Il dit :
- Venez avec moi, belle dame… Je sais
où nous allons trouver Lenci Doroghy. Il niche au "Crapaud Rouge",
seul, accompagnez-moi si vous voulez voir comment paye son dû Dönci Turi à
celui qui le met en colère.
- Juste Ciel ! - La belle dame
porta ses mains à son cœur et dit d’une voix mourante – juste Ciel ! Ne le
tuez pas, Dönci Turi, je ne veux pas sa mort… puisqu’il n’a fait que me
déclarer qu’on ne peut pas faire cette chose avec la voie ferrée…
- On ne peut pas ?!... On ne le
peut pas ?!... Et Dönci Turi ne dit pas un mot de plus, il a pris la
direction du Crapaud Rouge. La rue résonna sous ses pas tout au long. La belle
dame avait beau le supplier, en se tordant les mains, ses amis avaient beau
essayer de l’arrêter avec des mots, pour le calmer. Il ne leur répondait même
pas.
Il ouvrit d’un coup de pied la porte du
Crapaud Rouge, comme s’il n’avait pas de mains, seulement des pieds et une
corne comme le rhinocéros. L’instant suivant il se trouvait face à Lenci
Doroghy.
- Tiens, c’est toi qui viens, mon cher
pote ? – lança Lenci Doroghy.
Dönci Turi écarta les bras.
- Saaa-lut, mon très cher Lenci !
– cria-t-il dans un flot de joie débordante. – Mais dis donc, tu es un vieux
finaud, Lenci, qu’est-ce que tu as fait à cette dame, la plus belle des sept
cantons ?
Alors Lenci entreprit des explications.
Ceci et cela, mon pote, tu dois savoir que ce n’est pas la bonne volonté qui
manque, mais que peut-on faire ? Ce salaud de rapporteur s’entête, de nos
jours le commun des mortels ne peut rien contre les Chemins de Fer – ces
voleurs de chevaux chevronnés sont les seuls maîtres, c’est comme ça, mon pote.
- Ça, c’est bien vrai, mon cher
Lenci ! – acquiesça Dönci Turi, puis il s’adressa à la belle dame.
- Alors, qu’est-ce que je vous ai dit,
Belle Dame ? C’est un homme bon, mon cher ami Lenci, il a le cœur sur la
main. Si c’est lui qui le dit, vous pouvez mettre votre tête à couper, Belle
Dame, c’est la vérité toute crachée, on ne peut rien contre les Chemin de Fer.
Pesti Napló, 1er mars 1936.