Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Sonia sur le canapÉ de velours[1]

 

Vienne, mars.

« Sonia sur le canapé de velours » est d’une part une vérité, parce que Sonia trône au milieu de la pièce sur un canapé de velours, et ce canapé est une sorte de "peluche", un vieux meuble usé, tapissé d’un rouge passé, d’autre part c’est aussi le nom d’un cabaret qui fonctionne près d’ici, non loin du Graben, transplanté tel quel, sans rien y changer, de l’Allemagne nouveau genre, avec Sonia et ses autres habitants.

 

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On voit rarement quelque chose d’un style aussi homogène, comme Sonia sur le canapé de velours. Ce serait prétentieux de lui donner un nom et de qualifier son niveau ou sa valeur artistique, ou le qualifier du point de vue "mentalité" raciale ou confessionnelle, je laisse cela aux Allemands, ils s’y connaissent mieux. Je me contente de la décrire telle qu’elle est. Au demeurant j’ai l’impression que Sonia avec ses manifestations caractéristiques fait toujours tout consciemment et elle semble avoir raison, puisque le cabaret est bondé et, me dit-on, c’est comme ça tous les soirs. Elle aurait choisi savamment ce local mal aéré, en sous-sol, ces décors qui sentent mauvais, ces tables et ces chaises inconfortables, ces "boissons" écœurantes et ce café infect. Avec tout cela elle veut "souligner" quelque chose. Voulus sont également le piano enroué, fatigué, sur l’estrade, les "lampions" léchés en papier plié, les lignes primitives des barbouillages griffonnés sur les murs sales, le vestiaire étroit et malodorant, la "lanterne magique" à deux sous sur la petite table posée près du piano, avec en face "l’écran" carré de deux mètres, enroulé, que l’on abaisse de temps en temps, on éteint les lumières pour qu’on puisse y projeter des images colorées à l’eau depuis la lanterne (ma langue a failli fourcher et dire latrines). Autant de créations de son compagnon, un échalas moustachu, une sorte d’agent levantin dont on voit immédiatement qu’il vit d’autre chose – c’est lui qui sert aussi, c’est lui qui assure les contrôles à l’entrée, c’est lui qui veille au vestiaire et aux tables, il ne dit jamais un mot, il gère la lumière, abaisse l’écran, il est partout présent.

 

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Sonia est au piano quand nous arrivons, elle salue tous les entrants de la tête. Elle est doublée par sa sœur, elles jouent à quatre mains. Sonia est une Juive polonaise fortement et volontairement typée : petite, fragile, maigre, maladive, pas belle, intéressante. Elle est d’une blancheur invraisemblable, sa peau est transparente, maculée de taches de rousseur. Ses cheveux fins toujours hirsutes sont blonds, un peu roux. Son nez est grand, un peu aquilin, étroit. Ses immenses yeux marron ont un flamboiement inquiétant, comme ceux des Tamouls, ou comme si elle portait des lunettes. Ses lèvres sarcastiques, telles deux serpents rouges pour le moment étroitement serrées, entameront plus tard une danse étrange. Toute la femme n’est que nerfs, intelligence, ironie, supériorité, chacun de ses mots doit être mis entre guillemets ; elle flotte au-dessus de la civilisation humaine plusieurs fois millénaire, comme si elle méprisait cette culture, puisqu’elle a des milliers d’années de plus que nous, elle a bien connu "les grands vieux temps" ; quand elle était enfant, ils sont partis ensemble de quelque part en Galicie, où l’on parle toujours cette langue archaïque, ce jargon chantant de l’allemand, le yiddish. Pour une minute tu as l’impression étrange que tout vient de là-bas. Tout au moins selon Sonia. Nous allons le voir.

Pour l’instant elle psalmodie une ballade. Les images coloriées se succèdent depuis la lanterne, elles suivent presque littéralement et elles expliquent le texte. La ballade raconte l’histoire d’un matelot victime d’un naufrage, son canot le rejette sur une île où il ne trouve qu’un seul être vivant : un lama. Ce lama sera d’abord sa nourrice et son protecteur, puis une relation de tendresse s’instaurera entre eux. Après son retour il ne pourra plus vivre sans le lama, il y pense sans cesse, il néglige sa fiancée. Nous voyons également le lama abandonné sur l’île déserte – il s’est pendu de chagrin. Tout est toujours visualisé. Quand il s’agit de "cœur brisé", nous voyons le cœur brisé. Quand il a "rendu son âme", nous voyons un homme dégrafer son âme et la mettre au vestiaire. Quand on fait "tomber ses larmes", elles se brisent sur le plancher en tombant, et le grand poids tombe littéralement du cœur. Il s’agit en fait de la paraphrase d’un jeu ancien. C’est absurde, cela déraille, mais c’est très intelligent. Dans tout ce jeu et dans ce programme il y a quelque chose de talentueux, de virtuose, de supérieur, mêlé tout autant de vulgarité et de brutalité.

Arrive maintenant le grand numéro. Le public trépigne. Sonia annonce qu’elle va chanter la chanson de genre intitulée "Madélé et dramélé". L’histoire bébête raconte en quelques lignes que l’innocente "madélé" s’est fait séduire, pourtant sa bonne mère l’avait bien prévenue de l’éventualité de ce "dramélé", mais elle n’avait pas compris que c’était cela. Sonia met toute son âme dans la petite œuvre, à la perfection. Elle s’accompagne au piano debout, elle ne retombe sur le tabouret qu’au moment fatal, anéantie, pendant ce temps, souple et ondulante comme un jeune plant de palmier libanais vacillant dans la tempête, elle se tord, se tourne, figée, vers le public. Elle est irrésistible, impossible de refréner nos rires orageux. Ses grands yeux, elle les ouvre plus grand que deux pendules ; ses lèvres étroites se convulsent, se contractent en un rond, se dilatent en un trait, tantôt elle fait ironiquement la moue, tantôt elle les écarte de frayeur et de stupeur. Toute la femme n’est qu’un fouet de nerfs, et tous ses nerfs sont autant de coups de cravache, tels les mille bras et antennes d’un monstre marin. De l’ironie, du sarcasme, de la ruse, de l’asservissement, de la supériorité – c’est l’histoire de six mille ans qui vibre dans ce petit corps fragile. Elle est à la fois attirante et repoussante. On aurait envie de l’assommer ou l’embaumer, et en même temps on est jaloux du grand baraqué responsable du "dramélé". Ce vilain petit crapaud insulte la féminité, elle ignore manifestement ce qu’est la féminité, et c’est précisément cela qui la rend incroyablement féminine.

Un phénomène inouï.

C’est pourquoi je le regretterais, si elle n’existait pas. Une fois qu’elle a été chassée par les Allemands, il est bien qu’elle puisse demeurer quelque part. Une couleur particulière sur la riche palette de la vie et de la société. Sans elle la vie serait plus grise, incolore. La vie saurait continuer sans elle, mais en vérité voici la preuve qu’elle lui est indispensable.

 

Pesti Napló, 22 mars 1936.

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[1] Ce sujet se retrouve partiellement dans Voyage autour de mon crâne.