Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
OPÉRATION DU
CERVEAU,
vue du cerveau du patient
Lettre à mon
fils Cini
Cini, mon fils, le matin de mon départ, lorsque nous avons pris
congé à la voiture, devant le 5 rue Reviczky, comme deux hommes suffisants, nous avons bien ri,
nous nous sommes serré la main, et c’était tout. J’ai seulement remarqué avec
légèreté que, dans la mesure où par ma faute, nous ne nous reverrions plus, je
trouverais pas mal qu’à l’âge adulte tu portes la barbe. Toi, tu m’as demandé
que l’opération, dont l’aspect technique avait vraiment suscité ton intérêt, je
te l’écrive en détail. Étant donné que tu entendras dire et tu penseras tant de
bêtises et d’invraisemblances sur tout ce que j’ai traversé, peut-être
vaudrait-il effectivement mieux que je cède à ta demande. Tu sais déjà,
n’est-ce pas, qu’au vingtième siècle, si quelque chose ne tourne pas rond dans
la tête de quelqu’un, on démonte
simplement le crâne et on règle le cerveau comme une montre gousset. C’est
ce qui m’est arrivé, tu vois. À toi, mon Cini, je peux avouer que je ne sais
pas ce que je donnerais pour ne pas être obligé de refaire encore une fois
cette expérience, par contre en aucun cas je souhaiterais ne pas l’avoir vécu.
Ce que je peux te dire c’est que la souffrance a beau être affreuse et
repoussante, elle est tout aussi intéressante et même passionnante que le
plaisir. Je suis en mesure de te faire le récit précis du déroulement de
l’opération, puisqu’elle s’est faite sans endormissement.
Que la farce commence, je l’ai appris au
moment où le soir de la veille de l’intervention ils ont fourré une sorte
d’étai sous mon oreiller. Le lendemain tôt, tout ce que j’ai vu était qu’on me
faisait rouler avec mon lit, par des caves, des couloirs et des ascenseurs, et tout à coup je me suis trouvé dans la
salle d’opération. Ils m’ont roulé, sur le ventre, sur une table
d’opération étroite comme une planche à repasser, ils m’ont rasé et attaché.
L’instant suivant commençait au sommet de
ma tête un travail semblable à celui du foret rapide que l’on fait pénétrer
dans une noix de coco. La noix de coco était cette fois ma tête, et le bruit,
un boucan, tel que mes oreilles l’entendaient par l’intérieur, était le raffut
du plus énorme moteur électrique de Ganz-Danubius[1], à plein régime. Le bruit de la cascade
qui dès lors semblait couler vers l’intérieur, m’a fait savoir que le foret
rapide avait transpercé le crâne et avait atteint mon cerveau d’une valeur très
disputée. Deux trous semblables ont été percés. On y a introduit, comme je l’ai
su, des sortes de tuyaux, afin d’insuffler de l’air dans ma tête, et la rendre
apte à des prises de vues aux rayons X. Ceci fait, ouste, on m’a remis en
route et on l’a fait rouler encore à travers couloirs, caves et ascenseurs
jusqu’à une pièce obscure où on m’a longtemps tourné en tous sens. Moi j’étais
persuadé que la trépanation était derrière moi. Puisqu’on m’avait bien percé
avec leur fameux trépan électrique, et maintenant viendrait l’exploration du
cerveau. Mais, Cini, ne sois jamais trop sûr de toi, ne t’imagine jamais qu’on
s’en tire pour si peu.
Je me suis dit adieu
Une heure et quart plus tard ils m’ont
refait rouler dans la salle d’opération où de nouveau ils m’ont tourné sur le
ventre et ont fait glisser ma tête dans un "joug". En réalisant de
quoi il retournait, que l’intervention ne
faisait que commencer, j’ai pris un congé très amical de moi-même, je me
rappelle précisément m’être dit à haute voix : « Bon, salut,
Frici ». Soudain la perceuse s’est remise à chanter, mais cette fois avec
une intensité et un bruit par rapport auxquels le précédent n’était qu’un
sifflement d’oiseau. Dès lors ce sont ce perçage et ce façonnage qui allaient
chanter la mélodie principale.
J’avais nettement l’impression qu’on ouvrait la partie arrière de mon crâne
comme une boîte de conserve. Et le plus bizarre était que pendant tout ce
temps je ne cessais de me réciter la ballade "Le chevalier Pázmány" de János Arany : ma conscience avait
apparemment besoin de s’accrocher à ces vers pour se tenir hors de l’eau. Au-delà du bruit terrible qui déferlait dans
ma tête, j’ai quand même clairement perçu la question douce et déliée du
professeur Olivecrona : « Wie fühlen Sie sicht ? »
À toi je peux dire, mon Cini, que cette question m’a déjà été posée dans des
conditions plus agréables. Et pourtant, crois-moi, il y avait quelque chose
d’élevé et de rassurant, une sorte de sécurité incarnant la cohérence du genre
humain dans le sentiment avec lequel j’ai poliment répondu : « Danke, Herr Professor, ich fühle mich ganz
gut[2] ».
L’opération du cerveau proprement dite
À la suite, des morceaux du crâne ont été
repliés, détachés, comme on arrache des
planches d’une caisse clouée. Parole d’honneur, je ne comprends pas
pourquoi cela ne faisait pas mal. L’opération proprement dite ne faisait que
commencer. Je sentais seulement un farfouillage silencieux, je savais
qu’ils étaient en train d’éplucher et d’écarter des lobes, puis ils ont ragrafé
et recouvert le tout. Quelle chose merveilleuse que notre conscience qui
comptabilise les stimuli. Imagine que l’on casse ton crâne avec la massue de Botond[3] et toi tu ne sens rien, alors qu’en
revanche une douleur vive traverse ton cerveau à cause du bruit d’un instrument jeté sur la table, ou bien une pensée
qui te traverse l’esprit cause une douleur physique. Puis, comme si tout ce
concert ronflant, cuisant, bourdonnant commençait à s’adoucir au bout d’un
temps. Ou alors, autre hypothèse, à partir de ce moment, ma conscience n’était plus continue. Des disques opaques,
lancinants tournoyaient et moi, en haletant, j’essayais d’en rattraper.
Alimentation suédoise
Peu après, à ma grande surprise, j’ai aperçu un vase de fleurs qui m’a
fait reconnaître ma table de nuit et ma chambre. Je n’ai pas eu conscience
qu’on m’y avait remmené. Mais mon compagnon de tout temps, l’attention, m’a
rapidement et vilainement laissé encore tomber. S’il fallait reconstituer la
mosaïque de cette première journée, il en sortirait un cafouillage pitoyable.
Par exemple, l’après-midi j’étais persuadé que douze jours s’étaient écoulés
depuis l’opération, et je me suis brouillé gravement avec ta mère et les
médecins qui prétendaient le contraire. Je me sentais en mesure de relater dans
les détails l’histoire de ces douze journées. J’ai compris ensuite ce qui
s’était produit dans ma tête embrouillée : j’ai enregistré chacun de mes
assoupissements comme un soir et chacun de mes réveils comme le lendemain
matin. Ta mère m’a avoué plus tard qu’elle n’était pas loin de croire que dans l’opération on avait enlevé le sens du temps de mon cerveau, et ce n’est que trois
jours plus tard que j’ai bien voulu accepter que la minuit du mercredi soit
suivie par le matin du jeudi et non le soir du samedi.
Sur l’histoire des jours suivants je ne
peux prélever qu’un trait fantastique qui pourrait t’intéresser de plus près, et
c’est l’alimentation suédoise. On m’a
servi midi et soir des plats esquimaux, lapons, zyrianes
et mordve ; le goût du plus normal de ces plats rappelle celui de la graisse de crapaud dissous dans du sirop
de framboise, à laquelle on mélangerait une cuillerée d’extrait de hareng.
Je me suis senti dans la peau du grand explorateur polaire dont la réserve de
pemmican est en cours d’épuisement, ou lorsque mes grandes sœurs Ada et Gizi
m’ont forcé à avaler la monstruosité qu’elles avaient concoctée en jouant à la
dînette, à moi, l’unique client de leurs agapes. En ce qui concerne ma
connaissance de la langue suédoise, je la qualifierais de parfaite si la
communication humaine ne comportait que ces deux mots : merci et s’il vous
plaît, qui se disent en suédois taksomüke et versogoud.
Comme disait le paysan d’autrefois :
Monseigneur, c’est tout ce que je sais de la chose. Mon Cini, tu dois accepter
ma description comme crédible, car je ne souhaite ni à toi ni à personne de la
vérifier pour leur compte. J’en ai fini et je reste ce que j’étais, mon
personnage préféré, ce bagarreur que l’on a assommé un jour avec une barre de
fer dans un troquet à Stockholm, puis on l’a jeté dehors, parce qu’il était
trop grande gueule, et qui maintenant gît au fond du fossé et attend le moment
où il pourra se remettre sur ses pieds.
Stockholm, Serafimerlasarettet
(et maintenant il faut rire !) Abteilung 13., le
23 mai 1936.
Ton père qui t’embrasse.
Az Est, 29 mai 1936.