Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la ville enchantÉe
Souvenirs de
Stockholm
Juillet à Hüvösvölgy[1]
Les enfants, je vous ai déjà dit, n’est-ce pas,
qu’avant de m’asseoir, me reposer un peu ici, dans la rue Modori, j’ai parcouru
les départements de Tolna et Baranya, les villes de Vienne, Berlin et Londres,
je suis allé à Malmö et Göteborg, j’ai passé plusieurs semaines dans la Gorge
de la Mort et j’ai aussi visité Reconvalescencia. Mais cette fois je compte
vous raconter une histoire ; après tout je suis un poète et non un
reporter. Je vais vous parler d’une ville magique, au-delà des mers océanes et
même au-delà de Trelleborg, dans la région où on pousse le train sur un bateau
et où on peut tranquillement oublier son porte-monnaie sur un banc public,
personne n’y touchera.
Disons que cette ville se nomme Stockholm,
ça ou autre chose, ça ne change rien dans mon conte. Pour que vous voyiez à
quel point il s’agit d’un conte, je vous apprends dès le début que cette année,
dans cette ville, on a réduit les impôts, et ils ont remboursé la différence à
ceux qui avaient déjà payé. D’ailleurs j’ai tout de suite compris que je
n’étais pas dans la réalité quand, à la mi-juin, il faisait complètement jour à
minuit, autant que chez nous vers huit heures, et où pendant les presque six
semaines que j’ai passées là-bas je n’ai pas rencontré un seul mendiant.
Que vous dire de plus ? Cette ville
composée de mers et d’îles et de canaux s’habille en été de couleurs
merveilleuses : vert émeraude, lilas et mauve que chez nous on ne voit que
dans un kaléidoscope. Le canal et les îles sont bordés d’alignements de maisons
ouvrières et devant la plupart des maisons on trouve garés un bateau à moteur
ou à voile et une voiture ; c’est ainsi que vivent les ouvriers, il est
vrai qu’ils n’ont jamais connu le communisme, ils se sont arrêtés à la
social-démocratie, incapables de progresser davantage.
Au début je me croyais éveillé, mais après
je me suis approché d’un taxi (accessoirement, quarante mille voitures
circulent dans cette ville d’un demi-million d’habitants) et je lui ai demandé
de m’emmener à la X-gatan, c’est-à-dire à la rue X. Le chauffeur m’a répondu
que manifestement je suis un étranger, car la rue en question se trouve à dix
pas, il est plus facile d’y aller à pied. Un homme d’affaires normal, comme
dans les taxis de Londres ou de Vienne, m’aurait trimballé pendant une
demi-heure, puisque je ne connaissais pas la ville. Dès ce moment je me suis
douté que j’étais la proie d’un délire fiévreux.
Je me suis pincé aussi quand j’ai appris
qu’il ne fallait pas payer le téléphone public, ni à un concierge pour entrer
chez soi, puisque les portes restent ouvertes la nuit aussi. À l’hôtel le savon
est gratuit, une boîte aux lettres est disposée à la queue de chaque tramway,
et dans la rue, près des murs, il y a des cases pour les vélos, n’importe qui
peut déposer son vélo n’importe où sans cadenas, et peut l’y laisser même
pendant trois jours.
Plusieurs fois j’ai été étonné de voir
qu’aussi bien dans les immeubles d’habitation que dans les bâtiments publics,
si je voulais monter dans les étages, il était inutile de sonner pour le
concierge ou un liftier. Il est clairement écrit sur l’ascenseur comment il
faut l’ouvrir, quel bouton il convient de presser, afin que n’importe qui, sans
présentation d’un diplôme authentifié, obtenu à une école supérieure d’expert
liftier, puisse utiliser ce moyen de transport soi-même et gratuitement. Un
jour j’ai brusquement compris de quoi il s’agissait. Tous ces signes incompréhensibles
et mystérieux, c’est une découverte qui me les a expliqués d’un coup, comme par
un éclair : dans cette ville enchantée l’administration et la politique
urbaine partent d’une hypothèse particulière, perverse ; selon cette
hypothèse, le public des contribuables est composé de personnes adultes, d’adultes comme ceux à qui il a été confié de
gouverner et gérer leurs compatriotes au mieux pour leur confort et leur
bien-être ; de personnes adultes qui sont aptes à juger si cette
administration répond bien à la demande, et juger quel bouton il faut presser
pour atteindre l’étage supérieur.
Bref, dans ce pays de rêve l’autorité
considère le public comme une partie égale et non en détenus purgeant leur
peine et des criminels mineurs en maison de correction, ainsi que dans une
autre ville normale, par exemple la Laputa largement décrite par Jonathan
Swift, que j’ai dû traverser avant de parvenir ici. Le jour où j’ai débarqué à
Laputa, ces détenus et ces criminels étaient justement en train de tout chambouler,
parce qu’en réponse à leur supplication depuis des années pour que l’autorité
modère les tarifs exorbitants des trams et des autobus, elle a élevé ces tarifs
(très justement, du point de vue de la sévérité de la punition), et pour
renchérir, ils ont même fait enlever tous les sièges des trams. En outre
d’autres mesures ont également été prises afin de mieux détériorer les
transports et mieux gâcher la bonne humeur du public, à l’attention de ceux qui
tendaient à devenir présomptueux, et croyaient qu’ils étaient au monde pour s’y
sentir bien. Afin de vous rendre compte aussi d’une expérience personnelle, par
exemple l’autobus qui l’année dernière encore emmenait les gens en cinq minutes
d’ici, de Hüvösvölgy, jusqu’à Laputa, ils l’ont tout simplement supprimé, sous
le prétexte qu’il était trop coûteux pour les pauvres et les riches n’ont qu’à
prendre un taxi.
Naturellement dans le monde de la réalité
où nous vivons (contrairement à Stockholm, la ville des contes de fées) et où
le public n’est pas composé d’adultes, mais de mauvais garnements nécessitant
une éducation et un redressement, notre système qui trempe l’âme humaine avec
sévérité et des punitions s’il le faut, est tout à fait pertinent. Seulement,
pour être sincère, je crains que ces règlements ne soient trop compliqués, trop
confus et trop dangereux. Entre les différentes restrictions, privations et
interdictions qui composent l’administration de Laputa, il n’y a pas de
relations cohérentes qui permettraient au public de comprendre que tout ceci
sert sont intérêt et son salut futur, comme au moyen âge quand la stricte
discipline de l’église améliorait nos chances dans l’au-delà par des châtiments
corporels. C’est pourquoi je travaille actuellement à un mémorandum que je
compte transmettre à l’autorité de Laputa. J’y propose de rendre cohérents les
multiples directives, mesures, réformes et ordres qui de toute façon visent
tous l’amélioration et la punition du public. À quoi bon toutes ces méthodes
trop difficiles à comprendre et à appliquer ? Soyons simples et efficaces,
et faisons-nous comprendre. Qu’on adopte, à la place de tous ces règlements et
interdictions improvisés, une seule et unique loi claire et compréhensible par
tous, qui stipulerait que chaque citoyen doit pointer chaque matin, avant
d’aller au travail, au commissariat de police le plus proche, pour recevoir par
la voie officielle et de la main du costaud de service préposé à cet effet, une
gifle monumentale, suffisante pour la journée.
Croyez-moi, en un ou deux jours au plus
tout le monde s’y fera ; il y aura bien aussi un journal pour expliquer la
nature utile et salutaire de la susdite loi.
Pesti Napló, 19 juillet 1936.