Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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Questions

 

Goethe écrit quelque part la constatation qui suit (bien qu’elle me vienne à l’esprit à cet instant, elle est si juste et intelligente que Goethe a certainement dû l’écrire, seulement je ne l’ai pas lue, ou je ne me rappelle pas) : « Poser une bonne question est plus difficile que bien y répondre ». Afin de justifier cette thèse, j’ai l’honneur, sans hésiter et sans lever mon stylo, de répondre aux questions posées dans sa lettre par une charmante dame inconnue, alors qu’elle-même avait dû mâcher son stylo pour organiser ses questions.

 

Les questions :

1. Quel est votre avis sur le film "Jalousie" ?

2. Quel est votre avis sur le manger cru ?

3. Aimez-vous Sándor Nádas ?

4. Quel est le but de la vie ?

5. Aimez-vous le foie ?

6. Et l’hiver ?

7. Le tram ?

8. Les chiens ?

9. Que pensez-vous de la dévaluation de la monnaie ?

10. Êtes-vous capable de haïr ?

11. Jouez-vous du violon ?

12. Avez-vous peur du fisc, de l’odeur de chou, de l’ail et de la mort ?

13. Aimez-vous être aimé ?

 

Mes réponses :

1. Je n’ai pas encore vu le film "Jalousie", mais ce n’est pas urgent, parce que j’ai déjà lu Othello de Shakespeare et je crains que ce film ne soit pas meilleur.

2. Je préfère manger du salami pendant soixante ans, que des herbes pendant cent cinquante.

3. J’aime beaucoup Sándor Nádas. Mais je n’ai lu de lui qu’un seul article tout à fait parfait. De quoi ça parlait déjà… ? – Ah oui, ça me revient. Dans cet article il me louangeait du début à la fin.

4. Le but de la vie est de trouver les moyens d’y parvenir, pour les autres.

5. J’aime le foie, car il a sauvé la vie d’un de mes bons amis qui souffrait d’anémie pernicieuse (anaemia perniciosa), en tant que médicament le plus moderne contre ce mal.

6. J’aime en général la pièce fantastique en quatre actes de la zone tempérée intitulée "Saisons", j’ai seulement des reproches à faire à l’arrangement des actes – leur ordre est erroné. Pour un happy end, il serait préférable de les mettre dans un autre ordre : été, automne, hiver, printemps.

7. Le tram est un descendant dégénéré de son ancêtre Éclair, le fondateur de la dynastie. L’ancêtre n’était pas encore aussi ordonné et déterminé, il ne trouvait pas le chemin le plus court entre deux points, il circulait en zigzag. Curieusement il atteignait quand même sa destination plus vite que les convois de la Régie, qui pourtant suivent des rails posés droits – toujours de l’autre côté et dans le sens opposé à ce qui nous serait utile.

8. C’est l’unique animal domestique à qui l’homme en impose.

9. On appelle dévaluation, selon les lois économiques, officiellement, le procédé par lequel l’État réduit la valeur nominale des mandats qu’il a émis, car il n’a pas suffisamment de couverture pour couvrir la valeur nominale en cours. Entre les billets de banque et leur couverture il n’y a en réalité jamais une parité parfaite, mais on parle de dévaluation lorsque l’État dévoile ouvertement ce secret. Il faudrait en fait parler de désavoulation.

10. Je suis capable de haïr. Toutes les personnes, sans exception, qui ne m’aiment pas.

11. Je ne sais pas jouer du violon. C’est mon ouïe superfine qui m’a empêché de l’apprendre. Dès les premières leçons il s’est avéré que mes oreilles sont incapables de supporter ce qu’exécutent mes doigts.

12. J’ai peur du fisc parce que dans ses bureaux l’odeur de chou des pauvres se mêle à l’odeur d’ail des riches que ceux-ci emploient afin qu’avec leurs yeux frottés d’ail ils larmoient pour faire baisser leurs impôts. J’ai peur aussi d’un mort, mais sans le lui montrer, il est déjà assez infatué de ses succès précédents.

13. J’aime qu’on aime en moi que j’aime être aimé, mais je n’aime pas qu’on aime en moi que j’aime celui qui ne m’aime pas. Et bien que j’aime aussi embrasser la personne qui part, je n’aime pas que celle que j’embrasse aime partir.

Il me semble que cette treizième question est un peu ratée.

 

 Pesti Napló, 21 octobre 1936.

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