Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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pÉremption

 

Dans les lois et les décrets, dans la juridiction en général, j’ai toujours observé avec angoisse les manifestations de laxisme et l’appréciation de la société concernant l’individu, au-delà de la sévérité et de la connaissance des faits.

C’est vrai, croyez-moi, il est bien plus difficile d’être individu que société, surtout si l’on considère que le mal de la société fait bien plus de mal à l’individu que le mal d’un individu à la société. Pour faire une comparaison physiologique je pourrais dire que l’individu est le nerf et l’organe sensoriel de la société, c’est lui qui capte directement les stimuli pénibles et douloureux du monde extérieur, c’est lui qui souffre de ce que la société traverse. Car, naturellement, la société est aussi un être vivant, seulement dans un sens plus brutal, à l’instar des os, des dents ou des cheveux qui ne sont pas innervés, qui vivent et meurent, sans ressentir douleurs et craintes.

Je sais  qu’on appelle cela sensibilité d’artiste, cela m’est égal comment on l’appelle, le mot artiste ne me gêne pas si à ce titre vous me pardonnez que, par exemple, parmi les articles du Code pénal j’ai toujours davantage été intéressé par les circonstances atténuantes que par les circonstances aggravantes. La circonstance aggravante est peut-être importante du point de vue du squelette, mais la circonstance atténuante, elle, est comme un narcotique calmant pour un nerf dentaire enflammé.

J’aime beaucoup par exemple l’institution de la péremption, la coutume ou la loi permettant que tout crime, s’il est resté impuni, soit automatiquement pardonné au bout d’un certain laps de temps, absous, acquitté, simplement parce que la société n’est pas rancunière ad infinitum envers l’individu – elle condamne implicitement l’institution de la vendetta et enseigne aux gens la miséricorde. Elle exprime par là même, inconsciemment, une autre thèse aussi : elle considère, au départ et en général, l’âme humaine comme plutôt bonne et salutaire, c’est dans sa nature généreuse et bienveillante qu’elle voit la norme humaine saine et qu’elle qualifie le crime et la malveillance comme des maladies. Ceci est une évidence, puisque la manifestation de gratitude et de reconnaissance pour les bienfaits ne comporte pas de péremption. Je n’ai par exemple jamais entendu qu’on démolisse la statue ou le monument d’un grand homme, sous prétexte que le personnage a fait le bien, mais son action est périmée. Ou plutôt, j’y pense, une telle chose s’est à peu près produite dans notre époque : Thomas Mann a été déchu de sa nationalité ; mais dans un tel cas on n’avoue pas ouvertement que la société en avait plus qu’assez du bienfait en question, elle aspire à quelque chose de plus intéressant – elle préfère déclarer (dans le respect de son principe) que ce qui comptait jusque-là comme un bienfait, était en fait crime et nuisance.

De toute façon, quelle idée amusante et excitante est de penser que Győző Kecskeméty[1], le célèbre escroc, s’il vit, pourrait désormais tranquillement revenir à la maison, personne ne lui demanderait des comptes. C’est comme si la société lui disait : bon, ça va, tant pis, escroc, oublions tout ça – tu as eu ta peine depuis le temps, si ce n’est pas par autre chose, c’est pour avoir vieilli de trente ans depuis les faits, il ne te reste plus beaucoup de temps à vivre, probablement n’as–tu plus beaucoup d’argent non plus – bon, assieds-toi à notre table, on te fait une petite place, on va nous apporter la soupe.

L’hypothèse par ailleurs sympathique qui se cache dans cette pratique de la péremption est que le criminel est naturellement disposé au châtiment complet si on lui laisse suffisamment de temps pour mûrir – et ensuite il n’est plus dangereux pour la société.

Et aussi, soulager notre conscience par un aveu de reconnaissance du crime est dans tous les cas une bonne chose. Tellement bonne qu’il y a des personnes chez qui l’aveu d’un crime n’est séparé que d’un pas de la vantardise. Je connais des gens d’un certain âge qui regrettent carrément de ne pas avoir commis de crime vingt ou trente années auparavant : comme il serait bon de jouir maintenant, impuni, des avantages de ce crime.

Même si l’on tient compte de l’éventuel châtiment.

L’autre jour quelqu’un contemplait longtemps sa femme avec une affection méditative. Lorsque la femme est sortie, je lui ai demandé à quoi il pensait.

- Je pense, a-t-il dit les larmes aux yeux en songeant à ses souvenirs, que si je l’avais assommée il y a vingt ans, aujourd’hui je serais un homme châtié, libre, indépendant et heureux.

 

 Pesti Napló, 8 décembre 1936.

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[1] Győző Kecskeméty (né en 1878). Escroc d’un demi-million de couronnes en 1901 à la poste de Budapest. A probablement émigré à New York. N’a jamais été pris.