Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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On mÉnage les statues

Cette affaire-ci, c’est cette année que je commence à m’en étonner, pourtant je l’observe depuis      pas aller différemment, même s’ils sont désagréables. On se fait à la grêle, comme au tonnerre, foudre de Dieu, en admettant qu’il doit en être ainsi. Or, si l’on accepte qu’on doive tout accepter, à la fin on ne sait plus faire la différence entre une brique qui nous tombe sur la tête et une autre brique qu’on nous a volontairement fait tomber sur la tête.

Par conséquent et par la présente je me révolte, et j’ai l’honneur de m’étonner respectueusement de la mesure séculaire que chez nous en hiver on emmitoufle les statues et on les garde dans du coton jusqu’au printemps. Les statues ayant prétendument la vocation de décorer la ville, en particulier pendant les périodes où une ville doit être parée, c’est-à-dire pendant la saison principale, en hiver. Regardez vous-même : on a coiffé la statue de Vörösmarty d’un bonnet ressemblant à un énorme protège théière, il a tout d’une crinoline coquette et flottante, on aurait envie de jeter un œil par-dessous, si le regard foudroyant et vénérable de la Belle Ilonka[1] ne nous en dissuadait pas. On lange aussi Semmelweis comme les nourrissons, objets de ses soins, il n’a qu’à hocher la tête sous son édredon, comme pour regretter d’avoir inventé l’antisepsie. La célèbre fontaine de la Place Calvin on l’emmure carrément, comme on a emmuré Barbara Ubryk[2], alors que les splendides cariatides d’ornement des hôtels de l’Avenue Andrássy et de la rue Benczur sont enroulées dans de la paille comme on le fait des vins vieux ou des jambes des vieux gentlemans anglais, souffrant de la goutte.

Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est cette élégance, ces simagrées, ce conservatisme ? On nous dit qu’il convient de "ménager" les biens publics, les protéger de la marâtre saison, à l’instar des meubles dont on ne retire jamais la housse dans la maison des parvenus. Pour les conserver ? Pourquoi ne pas les mettre tout de suite dans des bocaux à confiture, avec du sucre et du vinaigre, sous deux couches de cellophane bien ficelées ? (Je remarque que ça ne ferait pas de mal à certaines, ça les aiderait même peut-être.) je l’admettrais à la rigueur si je pouvais sentir une compassion sincère derrière cette tendresse exagérée, une compassion pour les pauvres statues souffrantes. Mais il est intéressant que justement là où cette sorte de cajolerie maternelle serait compréhensible, dans le cas des nus, en général on ne pense pas à l’hiver. Les nus sont le plus souvent en marbre, le marbre ne craint pas le gel, mais personne ne songe que ces pauvres personnages nus sont mordus par l’hiver du Bon Dieu. Moi, on ne me croit pas parce que je ne suis qu’un misérable poète, pourtant, parole d’écrivain, l’autre jour quand il a fait tellement froid, la nuit j’ai vu de mes propres yeux sur l’Île Marguerite cette jolie petite naïade frissonner, vous me croyait ou non, elle a même éternué et, si vous voulez tout savoir, c’est moi qui lui ai mouché le nez.

 Que peut-on faire contre cette habitude ? Les esthéticiens de la ville tiennent absolument à transformer pendant la plus grande partie de l’année les trésors artistiques que nos maîtres ont créés afin d’étaler notre génie, en boîtes de Pandore, ils en font des pochettes-surprises pour qu’ils soient plus difficiles à deviner. (Comme si sans housse il serait si facile de deviner ce que représente par exemple la statue Tisza[3] – personnellement je viens seulement de découvrir que le chou-fleur épanoui à son sommet symbolise un lion furieux.) J’ai vu récemment dans la rue une dame anglaise très sérieuse, portant lunettes, s’arrêter devant une malle de voyage en forme de sac à main, couverte de toile, un Baedeker ouvert à la main dans lequel elle jetait de fréquents coups d’œil, parce qu’il y figurait qu’à cet endroit on pouvait admirer un gracieux chef-d’œuvre baroque du dix-huitième siècle. Elle a dû se former une idée intéressante de l’art baroque hongrois.

Ou s’agirait-il simplement d’une pudeur exagérée, au sens oriental. Notre capitale aurait le sentiment que ces statues seraient trop belles pour les giaours incroyants de l’Europe, c’est pourquoi elle les cacherait aux regards affamés, comme un époux arabe cache le visage des dames de son harem sous un feredje.

Il est aussi possible (quelle redoutable image !) que ce soit la période effroyable à l’approche qui projetterait son ombre de cinquante ans en avant, et qu’il s’agisse d’un souci dissimulé de défense aérienne : tous ces cocons seraient en réalité des masques à gaz imbibés de produits chimiques, propres à neutraliser les gaz destructeurs anti-statues.

J’ai un soupçon, moi, je vous le dis mais gardez-le pour vous. Ce ne sont pas les statues que l’on protège ici de la saleté et du froid de la ville, voire des tirs croisés des profanes yeux étrangers. C’est la ville et ce sont les yeux étrangers que l’on protège des statues.

 

Az Est, 29 décembre 1936.

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[1] Personnage titre d’un poème épique de Mihály Vörösmarty (1833).

[2] Religieuse emmurée pendant vingt ans en Pologne.

[3] István Tisza, place Kossuth à Budapest.